vendredi 14 novembre 2008

La chanson du mal aimé (Guillaume Apollinaire)

Le 11 novembre étant passé, la carte du comptoir des vers arrête les poèmes de la première guerre mondiale de Guillaume Apollinaire et enchaîne avec la chanson-romance du mal aimé, oeuvre plus conventionnelle (???) de l'auteur du Pont Mirabeau et de A l'Italie, Acousmate, Marizibill, La Victoire, Le Chef de Section, Chant de l'Horizon en Champagne, Le Vigneron Champenois, Dans l'Abri-caverne, Fusée, 14 juin 1915, Simultanéités, Le Palais du Tonnerre et "Dieu que la guerre est jolie !".

Pour cause d'insistance dans l'Apollinaire, la carte du comptoir des vers ne fait plus dans l'
Arthur Rimbaud (Voyelles, Sensations, Ma Bohème, Chanson de la plus haute tour, le Dormeur du Val, le Bateau Ivre, Vénus Anadyomène, Petites amoureuses ou l'Orgie parisienne).


Et je chantais cette romance

En 1903 sans savoir

Que mon amour à la semblance

Du beau Phénix s'il meurt un soir

Le matin voit sa renaissance.

Un soir de demi-brume à Londres

Un voyou qui ressemblait à

Mon amour vint à ma rencontre

Et le regard qu'il me jeta

Me fit baisser les yeux de honte

Je suivis ce mauvais garçon

Qui sifflotait mains dans les poches

Nous semblions entre les maisons

Onde ouverte de la Mer Rouge

Lui les Hébreux moi Pharaon

Oue tombent ces vagues de briques

Si tu ne fus pas bien aimée

Je suis le souverain d'Égypte

Sa soeur-épouse son armée

Si tu n'es pas l'amour unique

Au tournant d'une rue brûlant

De tous les feux de ses façades

Plaies du brouillard sanguinolent

Où se lamentaient les façades

Une femme lui ressemblant

C'était son regard d'inhumaine

La cicatrice à son cou nu

Sortit saoule d'une taverne

Au moment où je reconnus

La fausseté de l'amour même

Lorsqu'il fut de retour enfin

Dans sa patrie le sage Ulysse

Son vieux chien de lui se souvint

Près d'un tapis de haute lisse

Sa femme attendait qu'il revînt

L'époux royal de Sacontale

Las de vaincre se réjouit

Quand il la retrouva plus pâle

D'attente et d'amour yeux pâlis

Caressant sa gazelle mâle

J'ai pensé à ces rois heureux

Lorsque le faux amour et celle

Dont je suis encore amoureux

Heurtant leurs ombres infidèles

Me rendirent si malheureux

Regrets sur quoi l'enfer se fonde

Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes voeux

Pour son baiser les rois du monde

Seraient morts les pauvres fameux

Pour elle eussent vendu leur ombre

J'ai hiverné dans mon passé

Revienne le soleil de Pâques

Pour chauffer un coeur plus glacé

Que les quarante de Sébaste

Moins que ma vie martyrisés

Mon beau navire ô ma mémoire

Avons-nous assez navigué

Dans une onde mauvaise à boire

Avons-nous assez divagué

De la belle aube au triste soir

Adieu faux amour confondu

Avec la femme qui s'éloigne

Avec celle que j'ai perdue

L'année dernière en Allemagne

Et que je ne reverrai plus

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

Je me souviens d'une autre année

C'était l'aube d'un jour d'avril

J'ai chanté ma joie bien-aimée

Chanté l'amour à voix virile

Au moment d'amour de l'année

C'est le printemps viens-t'en Pâquette

Te promener au bois joli

Les poules dans la cour caquètent

L'aube au ciel fait de roses plis

L'amour chemine à ta conquête

Mars et Vénus sont revenus

Ils s'embrassent à bouches folles

Devant des sites ingénus

Où sous les roses qui feuillolent

De beaux dieux roses dansent nus

Viens ma tendresse est la régente

De la floraison qui paraît

La nature est belle et touchante

Pan sifflote dans la forêt

Les grenouilles humides chantent

Beaucoup de ces dieux ont péri

C'est sur eux que pleurent les saules

Le grand Pan l'amour Jésus-Christ

Sont bien morts et les chats miaulent

Dans la cour je pleure à Paris

Moi qui sais des lais pour les reines

Les complaintes de mes années

Des hymnes d'esclave aux murènes

La romance du mal aimé

Et des chansons pour les sirènes

L'amour est mort j'en suis tremblant

J'adore de belles idoles

Les souvenirs lui ressemblant

Comme la femme de Mausole

Je reste fidèle et dolent

Je suis fidèle comme un dogue

Au maître le lierre au tronc

Et les Cosaques Zaporogues

Ivrognes pieux et larrons

Aux steppes et au décalogue

Portez comme un joug le Croissant

Qu'interrogent les astrologues

Je suis le Sultan tout-puissant

O mes Cosaques Zaporogues

Votre Seigneur éblouissant

Devenez mes sujets fidèles

Leur avait écrit le Sultan

Ils rirent à cette nouvelle

Et répondirent à l'instant

A la lueur d'une chandelle

Plus criminel que Barrabas

Cornu comme les mauvais anges

Quel Belzébuth es-tu là-bas

Nourri d'immondice et de fange

Nous n'irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique

Long collier des sommeils affreux

D'yeux arrachés à coup de pique

Ta mère fit un pet foireux

Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant

Des plaies des ulcères des croûtes

Groin de cochon cul de jument

Tes richesses garde-les toutes

Pour payer tes médicaments

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

Regret des yeux de la putain

Et belle comme une panthère

Amour nos baisers florentins

Avaient une saveur amère

Qui a rebuté nos destins

Ses regards laissaient une traîne

D'étoiles dans les soirs tremblants

Dans ses yeux nageaient les sirènes

Et nos baisers mordus sanglants

Faisaient pleurer nos fées marraines

Mais en vérité je l'attends

Avec mon coeur avec mon âme

Et sur le pont des Reviens-t'en

Si jamais revient cette femme

Je lui dirai Je suis content

Mon coeur et ma tête se vident

Tout le ciel s'écoule par eux

O mes tonneaux des Danaïdes

Comment faire pour être heureux

Comme un petit enfant candide

Je ne veux jamais l'oublier

Ma colombe ma blanche rade

O marguerite exfoliée

Mon île au loin ma Désirade

Ma rose mon giroflier

Les satyres et les pyraustes

Les égypans les feux follets

Et les destins damnés ou faustes

La corde au cou comme à Calais

Sur ma douleur quel holocauste

Douleur qui doubles les destins

La licorne et le capricorne

Mon âme et mon corps incertain

Te fuient ô bûcher divin qu'ornent

Des astres des fleurs du matin

Malheur dieu pâle aux yeux d'ivoire

Tes prêtres fous t'ont-ils paré

Tes victimes en robe noire

Ont-elles vainement pleuré

Malheur dieu qu il ne faut pas croire

Et toi qui me suis en rampant

Dieu de mes dieux morts en automne

Tu mesures combien d'empans

J'ai droit que la terre me donne

Ô mon ombre ô mon vieux serpent

Au soleil parce que tu l'aimes

Je t'ai menée souviens-t'en bien

Ténébreuse épouse que j'aime

Tu es à moi en n'étant rien

Ô mon ombre en deuil de moi-même

L'hiver est mort tout enneigé

On a brûlé les ruches blanches

Dans les jardins et les vergers

Les oiseaux chantent sur les branches,

Le printemps clair l'avril léger

Et moi j'ai le coeur aussi gros

Qu'un cul de dame damascène

O mon amour je t'aimais trop

Et maintenant j'ai trop de peine

Les sept épées hors du fourreau

Sept épées de mélancolie

Sans morfil ô claires douleurs

Sont dans ton coeur et la folie

Veut raisonner pour mon malheur

Comment voulez-vous que j'oublie

La première est toute d'argent

Et son nom tremblant c'est Pâline

Sa lame un ciel d'hiver neigeant

Son destin sanglant gibeline

Vulcain mourut en la forgeant

La seconde nommée Noubosse

Est un bel arc-en-ciel joyeux

Les dieux s'en servent à leurs noces

Elle a tué trente Bé-Rieux

Et fut douée par Carabosse

La troisième bleu féminin

N'en est pas moins un chibriape

Appelé Lul de Faltenin

Et que porte sur une nappe

L'Hermès Ernest devenu nain

La quatrième Malourène

Est un fleuve vert et doré

C'est le soir quand les riveraines

Y baignent leurs corps adorés

Et des chants de rameurs s'y trainent

La cinquième Sainte-Fabeau

C'est la plus belle des quenouilles

C'est un cyprès sur un tombeau

Où les quatre vents s'agenouillent

Et chaque nuit c'est un flambeau

La Sixième métal de gloire

C'est l'ami aux si douces mains

Dont chaque matin nous sépare

Adieu voilà votre chemin

Les coqs s'épuisaient en fanfares

Et la septième s'exténue

Une femme une rose morte

Merci que le dernier venu

Sur mon amour ferme la porte

Je ne vous ai jamais connue

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

Les démons du hasard selon

Le chant du firmament nous mènent

A sons perdus leurs violons

Font danser notre race humaine

Sur la descente à reculons

Destins destins impénétrables

Rois secoués par la folie

Et ces grelottantes étoiles

De fausses femmes dans vos lits

Aux déserts que l'histoire accable

Luitpold le vieux prince régent

Tuteur de deux royautés folles

Sanglote-t-il en y songeant

Quand vacillent les lucioles

Mouches dorées de la Saint-Jean

Près d'un château sans châtelaine

La barque aux barcarols chantants

Sur un lac blanc et sous l'haleine

Des vents qui tremblent au printemps

Voguait cygne mourant sirène

Un jour le roi dans l'eau d'argent

Se noya puis la bouche ouverte

Il s'en revint en surnageant

Sur la rive dormir inerte

Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre

Brûle mes doigts endoloris

Triste et mélodieux délire

J'erre à travers mon beau Paris

Sans avoir le coeur d'y mourir

Les dimanches s'y éternisent

Et les orgues de Barbarie

Y sanglotent dans les cours grises

Les fleurs aux balcons de Paris

Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin

Flambant de l'électricité

Les tramways feux verts sur l'échine

Musiquent au long des portées

De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée

Crient tout l'amour de leurs tziganes

De tous leurs siphons enrhumés

De leurs garçons vêtus d'un pagne

Vers toi toi que j'ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines

Les complaintes de mes années

Des hymnes d'esclave aux murènes

La romance du mal aimé

Et des chansons pour les sirènes