lundi 10 mars 2008

Soleil et chair (Arthur Rimbaud)

Sur le comptoir des vers, un long poème de 1870 à tonalité légèrement érotique mais aussi mystique et religieuse d'Arthur Rimbaud toutefois moins excessive que "Vénus Anadyomène" ou "Mes petites Amoureuses".


Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,

Verse l'amour brûlant à la terre ravie,

Et, quand on est couché sur la vallée, on sent

Que la terre est nubile et déborde de sang ;

Que son immense sein, soulevé par une âme,

Est d'amour comme Dieu, de chair comme la femme,

Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,

Le grand fourmillement de tous les embryons !

Et tout croît, et tout monte !

- Ô Vénus, ô Déesse !

Je regrette les temps de l'antique jeunesse,

Des satyres lascifs, des faunes animaux,

Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux

Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde !

Je regrette les temps où la sève du monde,

L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts

Dans les veines de Pan mettaient un univers !

Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre,

Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre

Modulait sous le ciel le grand hymne d'amour,

Où, debout sur la plaine, il entendait autour

Répondre à son appel la Nature vivante,

Où les arbres muets, berçant l'oiseau qui chante,

La terre berçant l'homme, et tout l'Océan bleu

Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu !

Je regrette les temps de la grande Cybèle

Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle,

Sur un grand char d'airain, les splendides cités,

Son double sein versait dans les immensités

Le pur ruissellement de la vie infinie.

L'Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,

Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.

- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux.

Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,

Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.

Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l'Homme est Roi,

L'Homme est Dieu ! Mais l'Amour, voilà la grande Foi !

Oh ! si l'homme puisait encore à ta mamelle,

Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle,

S'il n'avait pas laissé l'immortelle Astarté

Qui jadis, émergeant dans l'immense clarté

Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,

Montra son nombril rose où vint neiger l'écume,

Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,

Le rossignol aux bois et l'amour dans les coeurs !

Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,

Aphrodite marine ! - Oh ! la route est amère

Depuis que l'autre Dieu nous attelle à sa croix,

Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c'est en toi que je crois !

- Oui, l'Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste.

Il a des vêtements, parce qu'il n'est plus chaste,

Parce qu'il a sali son fier buste de dieu,

Et qu'il a rabougri, comme une idole au feu,

Son cors Olympien aux servitudes sales !

Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles

Il veut vivre, insultant la première beauté !

- Et l'Idole où tu mis tant de virginité,

Où tu divinisas notre argile, la Femme,

Afin que l'Homme pût éclairer sa pauvre âme

Et monter lentement, dans un immense amour,

De la prison terrestre à la beauté du jour,

La Femme ne sait plus même être courtisane !

C'est une bonne farce ! et le monde ricane

Au nom doux et sacré de la grande Vénus !

Si les temps revenaient, les temps qui sont venus !

Car l'Homme a fini ! l'Homme a joué tous les rôles !

Au grand jour, fatigué de briser des idoles,

Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,

Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !

L'Idéal, la pensée invincible, éternelle,

Tout le dieu qui vit, sous son argile charnelle,

Montera, montera, brûlera sous son front !

Et quand tu le verras sonder tout l'horizon,

Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,

Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !

Splendide, radieuse, au sein des grandes mers

Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers

L'Amour infini dans un infini sourire !

Le Monde vibrera comme une immense lyre

Dans le frémissement d'un immense baiser !

Le Monde a soif d'amour : tu viendras l'apaiser.

Ô ! L'Homme a relevé sa tête libre et fière !

Et le rayon soudain de la beauté première

Fait palpiter le dieu dans l'autel de la chair !

Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,

L'Homme veut tout sonder, - et savoir ! La Pensée,

La cavale longtemps, si longtemps oppressée

S'élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...

Qu'elle bondisse libre, et l'Homme aura la Foi !

Pourquoi l'azur muet et l'espace insondable ?

Pourquoi les astres d'or fourmillant comme un sable ?

Si l'on montait toujours, que verrait-on là-haut ?


Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau

De mondes cheminant dans l'horreur de l'espace ?

Et tous ces mondes-là, que l'éther vaste embrasse,

Vibrent-ils aux accents d'une éternelle voix ?

Et l'Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?

La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ?

Si l'homme naît si tôt, si la vie est si brève,

D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profond

Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond

De l'immense Creuset d'où la Mère-Nature

Le ressuscitera, vivante créature,

Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ? ...

Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés

D'un manteau d'ignorance et d'étroites chimères !

Singes d'hommes tombés de la vulve des mères,

Notre pâle raison nous cache l'infini !

Nous voulons regarder : - le Doute nous punit !

Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile...

Et l'horizon s'enfuit d'une fuite éternelle ! ...

Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts


Devant l'Homme, debout, qui croise ses bras forts

Dans l'immense splendeur de la riche nature !

Il chante... et le bois chante
, et le fleuve murmure

Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour ! ...

C'est la Rédemption ! c'est l'amour ! c'est l'amour ! ...

Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !

Ô renouveau d'amour, aurore triomphale

Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,

Kallipyge la blanche et le petit Éros

Effleureront, couverts de la neige des roses,

Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !

Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots

Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,

Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,

Ô douce vierge enfant qu'une nuit a brisée,

Tais-toi ! Sur son char d'or brodé de noirs raisins,

Lysios, promené dans les champs Phrygiens

Par les tigres lascifs et les panthères rousses,

Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.

Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant

Le corps nu d'Europe, qui jette son bras blanc

Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague.

Il tourne lentement vers elle son oeil vague,

Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur,

Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt

Dans un divin baiser, et le flot qui murmure

De son écume d'or fleurit sa chevelure.

Entre le laurier-rose et le lotus jaseur

Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur

Embrassant la Léda des blancheurs de son aile,

Et tandis que Cypris passe, étrangement belle,

Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,

Étale fièrement l'or de ses larges seins

Et son ventre neigeux brodé de mousse noire,

Héraclès, le Dompteur, qui, comme d'une gloire,

Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion,

S'avance, front terrible et doux, à l'horizon !

Par la lune d'été vaguement éclairée,

Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée

Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,

Dans la clairière sombre où la mousse s'étoile,

La Dryade regarde au ciel silencieux ...

La blanche Séléné laisse flotter son voile,

Craintive, sur les pieds du bel Endymion,

Et lui jette un baiser dans un pâle rayon...

La Source pleure au loin dans une longue extase ...

C'est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase,

Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.

Une brise d'amour dans la nuit a passé,

Et, dans les bois sacrés, dans l'horreur des grands arbres,

Majestueusement debout, les sombres Marbres,

Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,

Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !