samedi 1 décembre 2007

Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [quatorzième partie]

Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et
canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en
français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.

Alors, comme le soir descendait sur les champs,
On entendit les voix des troupeaux mugissants
Qui laissaient le pacage et regagnaient les crèches,
En broutant aux buissons les feuilles les plus fraîches.
Mais la grasse génisse attendit vainement,
L'étable était fermée et son long beuglement
Ne fit point revenir la joyeuse laitière,
Avec un peu de sel au fond de sa chaudière.

Nul oiseau ne chanta ce coucher plein d'effroi.
On n'ouït point sonner l'Angélus au beffroi,
On ne vit point surgir de légères fumées,
Ni luire de lumière aux fenêtres fermées !
Afin de réchauffer leurs membres engourdis,
Plusieurs des paysans, parmi les plus hardis,
Allèrent amasser, sur le tuf de la rive,
Quelques restes d'épave allant à la dérive.
Ils firent de grands feux. Dans la fraîcheur du soir,
Autour de ces brasiers beaucoup viennent s'asseoir,
D'autres s'en vont errants dans le jour qui s'efface.
Et des larmes de feu mouillaient leur pâle face !

La nuit dont maintenant s'enveloppe ce lieu,
N'étouffe point les cris qui s'élèvent vers Dieu.
Comme il allait naguère, en sa bonne paroisse,
De foyer en foyer apaiser une angoisse,
Annoncer une joie, ou donner un avis,
Tenant haut dans sa main le divin crucifix,
Le coeur plein de tendresse, infatigable apôtre,
Le bon père Félix s'en va d'un feu vers l’autre,
Pour calmer et bénir son peuple infortuné.
Dans la lueur, là-bas, un groupe est prosterné.
Il reconnaît Benoît. Assise avec son père,
La vierge de Grand-Pré gémit, se désespère,
Car le vieillard succombe à sa grande douleur,
Et la mort l'a déjà voilé de sa pâleur.
Son oeil s'ouvre hagard, sinistre, et la pensée
Semble de son front large à jamais effacée.
Tel paraît un cadran où l'aiguille n'est plus.
L'enfant a prodigué mille soins superflus :
Une caresse tendre, une parole douce,
Un peu de nourriture et le cidre qui mousse;
Il demeure insensible, et son regard vitreux
Ne se détourne pas du flamboiement des feux.

«Benoît, Benoît, soyons courageux dans l'épreuve,
«Et bénissons les maux dont le ciel nous abreuve.
«Pardonnons, fit le prêtre avec force et respect.
Il en aurait dit plus, mais au pénible aspect
De ce vieillard mourant, de cette jeune fille
Qui bientôt n'aurait plus ici-bas de famille,
Son âme se gonfla. Sur sa lèvre, en son deuil,
Chaque mot s'arrêtait, comme, devant un seuil,
Le pied mal assuré d’un jeune enfant s’arrête.

Évangéline était à genoux. Sur sa tête
Il étendit les mains en invoquant les cieux
Où, dans la pourpre et l'or des sentier glorieux,
Le soleil bienfaisant, les étoiles sereines,
S'en vont chantant toujours, peu soucieux des peines
Qui troublent notre monde, hélas, tant criminel !
Et, quand il l'eut bénie, au nom de l’Éternel,
Auprès d'elle, en silence, il s'assit sur des pierres.
Et des pleurs abondants coulaient de leurs paupières.

Une lueur parut du côté du midi.
Quand de la lune d'août le disque ragrandi
S'élève, vers le soir, à l’horizon de brume,
Rouge comme du sang, tout l'espace s'allume.
Aux reflets empourprés de l'astre de la nuit,
Chaque brin de verdure et chaque feuille luit,
La flamme, sur la mer, avec la vague ondule,
Et l'on dirait qu'au loin c'est la forêt qui brûle.

Ainsi paraît alors, dans cette nuit d'horreur,
S'élever et grandir la sinistre lueur.
Le village désert se couvre d'un lourd voile;
Une epaisse fumée enveloppe l'étoile,
Et, de ses noirs replis, comme un bras de martyr,
On voit à chaque instant une flamme sortir.
Tout croulait. Et c'était une horrible hécatombe.
Ainsi l'arbre géant pendant l'orage tombe,
Sous le vent ou la foudre. au milieu des siIlons.
Et toujours la fumée, en épais tourbillons,
S'élevait vers le ciel. Au-dessus des toitures,
Et comme des lambeaux de superbes tentures,
Les gerbions de chaume, en un vol irrité,
Sillonnaient, tout en feu, l'ardente obscurité.
Sur les eaux, les agrès des navires superbes
Semblaient lancer au ciel d'étincelantes gerbes,
Et tous ces feux tombaient comme un brûlant rideau
Avec le grondement du fer rouge dans l'eau.
Sur le rivage et sur la mer, à ce coup rude,
Tout se tait un instant. Soudain la multitude
Pousse un cri de douleur qui meurt aux horizons.

Nous ne reverrons plus, O Grand-Pré ! tes maisons !
On entendit mugir les troupeaux taciturnes,
Et les chiens inquiets hurler aux vents nocturnes.
On entendit les chants de maint coq libertin,
Qui croyait saluer le réveil du matin.
On entendit hennir, au milieu de la plaine,
Les chevaux qui couraient, fous de peur, hors d'haleine:
Et tous ces bruits divers formaient un bruit affreux,
Comme celui qui trouble un camp aventureux,
Endormi quelque part, après la marche dure,
Sur la mousse et la feuille, au désert de verdure
Qui ceint le Nebraska d'arbrisseaux élégants,
Quand viennent à passer, par un soir d'ouragans,
Tout auprès de l'endroit où s'élèvent les tentes,
Les naseaux enflammés, les crinières flottantes,
De sauvages coursiers où emporte le courroux,
Ou d'agiles troupeaux de bisons au poil roux.

Oui, tels furent les bruits, dans ces heures obscures
Où, rompant leurs liens et broyant les clôtures,
Les troupeaux effrayés, d'un même mouvement,
Sur les prés, au hasard, s'enfuirent follement.

Parmi les paysans dispersés sur la berge,
Étonnés et sans voix, le saint prêtre et la vierge
Regardaient la lueur qui grandissait toujours.
Assis à quelques pas, refusant tout secours,
Benoît, leur compagnon, demeurait impassible.
Il semblait ne point voir cette scène indicible
Que la nuit grandissait au lieu de la voiler.
Lorsqu'après un instant ils veulent lui parler,
Tombé près du caillou qui lui servait de siège,
Il était mort. De l'acte impie et sacrilège
Qui l'a tué, martyr, il en appelle à Dieu.

Le prêtre le bénit. Il le soulève un peu.
Évangéline tombe à genoux sur le sable,
Couvre d'ardents baisers son front méconnaissable,
Et supplie, et sanglote. . . Elle s'évanouit.
Et jusqu'à l'heure l’aube au ciel s’épanouit,
Telle une fleur se ferme au milieu d'un parterre,
La pauvre enfant dormit ce sommeil de mystère,
Cet effrayant sommeil : m’évanouissement !
Quand elle s'éveilla, le fond du firmament
Réfléchissait encor l'éclat de l'incendie,
Les galets de la rive et l'herbe reverdie
Étincelaient encor. Ses amis l'entouraient,
Ils gardaient le silence. Elle vit qu'ils pleuraient.
Dans le trouble des sens, relevant son front blême,
Elle crut que c'était le jugement suprême,
Avec ses espoirs doux et ses justes effrois,
Puis elle reconnut une pieuse voix,
Qui disait à la foule accourue auprès d'elle :

«Portons les restes saints de notre ami fidèle
«À l'ombre de cet arbre, au bord de cette mer,
«Et si nous revenons de notre exil amer,
«Nous irons, louant Dieu, le mettre en terre sainte.
«La haîne des méchants sera peut-être éteinte.»

Au bord des flots profonds, dans un sauvage endroit,
Ainsi fut enterré le vertueux Benoît.
Nul cierge ne brûla près de ses humbles restes;
Nul chant ne put monter aux portiques célestes;
La cloche du hameau ne sonna point de glas;
Mais les bons paysans pleurèrent son trépas,
Et la mer répondit à leurs plaintes funèbres.

Pourtant, on crut ouïr au milieu des ténèbres,
Les versets alternés et l'accent solennel
Des moines à genoux dans l'amour fraternel.
C'était le grondement lointain de la marée
Qui montait avec l'aube. Et la foule effarée
Que la nuit avait vue errante sur les bords,
La foule des proscrits fut embarquée alors.

Des vents impétueux dans les haubans sifflèrent;
L'océan reflua; les voiles se gonflèrent,
Et les sombres vaisseaux, hissant leurs pavillons,
Ouvrirent dans la mer de bouillonnants sillons.
Ils laissaient sur la côte un village en ruine,
Ils laissaient un martyr sur la grève voisine !

Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :