samedi 1 décembre 2007

Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [treizième partie]

Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et
canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en
français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.

Elle ignorait toujours l'horrible vérité.
Elle partit alors, et, le long de la rue,
Comme une âme du ciel tout à coup apparue,
Courageuse, elle alla consoler, tour à tour.
Les vierges qui pleuraient comme elle leur amour:
Elle alla ranimer les malheureuses femmes,
Qui revenaient en hâte à leurs foyers sans flammes.
Et traînaient leurs enfants, tête-nue, en sabots,
Dans l'ombre d'où montaient de sinistres échos.

Le soleil au couchant empourprait les nuées,
Mais de molles vapeurs, d'argentines buées
De son orbe éclatant adoucirent les feux.
C'est ainsi qu’autrefois, en des temps merveilleux,
Quand du mont Sinaï descendit le prophète,
Un voile de rayons environna sa tête.

À l'heure de mystère où s'efface le jour,
On entendit sonner l'Angélus dans la tour.
Comme un triste fantôme, anxieuse et plaintive,
Marchant à pas pressés, Évangéline arrive
À l'église où régnait un silence de mort.
Elle cherche les siens et pleure sur leur sort.
Elle entre au cimetière; elle s'arrête, écoute;
Tout est calme et muet sous la pieuse voûte.

Ce silence l'effraie. Une vague souleur
Dans son coeur angoisse se mêle à la douleur.
D'une tremblante voix deux fois elle s'écrie:
«Gabriel! Gabriel!» Mais en vain sa voix prie,
En vain des pleurs amers viennent mouiller ses yeux,
Rien, rien ne lui répond; tout est silencieux
Dans les tombeaux des morts enfouis là, sous terre,
Tout est silencieux et s'obstine à se taire,
Dans ce temple qui semble un tombeau de vivants.

Passant le front courbé sur les sables mouvants,
Au foyer paternel, l’esprit rempli de trouble,
Elle revient alors; mais son chagrin redouble
À l'aspect désolé du large appartement.
Sous le toit solitaire entraient rapidement
Les ombres de la nuit et les spectres livides.
Les fantômes du soir hantaient les chambres vides.
Le souper sur la table, était entier encor;
Au foyer s'éteignait le dernier reflet d’or.

Ses pas, sur l'escalier et dans sa chambre chaste,
Réveillèrent l’écho. Bien loin, l’horizon vaste
Semblait, noyé dans l'ombre, un monde qu'on détruit.
Tout près de la fenêtre il se fit un grand bruit.
La pluie en crépitant tombait d'un noir nuage,
Et, sur le sycomore au superbe feuillage
Un souffle ardent passait. Tout à coup un éclair,
Comme un serpent de feu, parut déchirer l'air,
Et la foudre roula de colline en colline.

Dans sa chambre, à genoux, la pauvre Évangéline
Se rappela qu'au ciel est un Dieu juste et bon,
Qui voit tout l'univers s'incliner à son nom :
Elle se rappela l'histoire de la veille,
Et comment, tout à coup, le monde s'émerveille
Des leçons de ce Dieu. L'heure calme arrivait.
Elle dormit longtemps sur son lit de duvet.

Déroulant sur les eaux un long rayon d'opale,
Le soleil quatre fois monta dans l'azur pâle,
Quatre fois, en dorant l'humble croix du clocher,
Vers l'abîme, derrière un noirâtre rocher
Qui maculait le ciel dans un lointain de flammes,
Il descendit. Soudain, pour réveiller les femmes,
Aux premières lueurs du cinquième jour,
Le coq gaîment chanta dans mainte basse-cour.
Il chantait le départ. Livides et muettes,
Conduisant vers la mer de pesantes charrettes,
Des hameaux qu’ombrageaient les vergers opulents,
Ces femmes, dans l'effroi, sortirent à pas lents.

Elles mouillaient de pleurs la poussière des routes,
Et puis, de temps en temps, elles s'arrêtaient toutes
Pour regarder encore, une dernière fois,
Le clocher de l'église au milieu de leurs toits ;
Pour regarder encor leurs champs mis au pillage,
Avant que la forêt qui couronnait la plage
Ne les vint pour jamais ravir à leurs regards.
Et les petits enfants, ennuyés des retards,
Aiguillonnant les boeufs de leurs voix menaçantes,
Auprès d'elles marchaient. Et leurs mains innocentes
Serraient contre leur coeur, quelques hochets bien chers
Qu'ils voulaient avec eux emporter sur les mers.

Ils se rendent enfin à l'endroit de la rive
Où la Gaspareaux mêle, en bruissant, son eau vive
Aux flots de l'océan. Et là, de toute part,
Ils errent, éperdus, attendant le départ.
On les surveille. On parle un insultant langage.
On entasse au hasard leur modeste bagage.
Et, tout le long du jour, d'un infernal accord,
Les solides canots les transportent à bord;
Et, tout le long du jour, de nouveaux attelages
Chargés péniblement, arrivent des villages.

Lentement du ciel bleu le soleil descendit.
Il allait disparaître. Alors on entendit
Le roulement pressé des tambours à l'église.
Une terreur profonde, une horrible surprise
Des femmes de Grand-Pré font tressaillir les coeurs,
Et sans peur des soldats, soupçonnant des horreurs,
Elles vont vers le temple. Or, voici que la porte,
En grinçant sur ses gonds, se rouvre, et, l'âme forte,
Sous l'oeil du sbire armé qui se tient auprès d'eux,
Sortent, tristes et lents, les prisonniers nombreux.

Quelquefois, pour trouver la fatigue légère,
De pauvres pèlerins, sur la terre étrangère,
Chantent, en cheminant, les refrains du pays,
Ainsi, dans les sentiers qui longeaient les taillis,
Les prisonniers chantaient en allant vers la grève,
Et c'était à leurs maux une légère trêve.
Leurs épouses, leurs soeurs et leurs filles pleuraient !
Tour à tour cependant ces airs naïfs mouraient.
Mais voici que soudain un autre hymne commence :
«Coeur Sacré de Jésus, ô source de clémence !
«Coeur sacré de Marie, o fontaine d'amour!
«Daignez nous secourir en ce malheureux jour !
«Nous sommes exilés sur la terre des larmes,
«Pitié, pitié pour nous dans nos longues alarmes!»

Ouvrant la marche, émus, dans un sublime effort,
Les jeunes paysans chantent bien haut d'abord,
Puis, angoisses, les vieux qui viennent en arrière,
Puis, au bord du chemin, suivant dans la poussière,
Les femmes, les enfants . . . O les pieux accords !
Et, comme s'ils étaient les âmes de leurs morts,
Les oiseaux de l'azur et de la blanche nue
Mêlent à leur cantique une plainte inconnue.
Forte et calme devant un arrêt inhumain,
Un arrêt qui détruit un peuple, en son chemin
La vierge de Grand-Pré résolument s'arrête.
Vers le bourg que l'on quitte elle tourne la tête,
Et regarde venir les pauvres prisonniers.

Comme le bruit des flots sous les vents printaniers,
Retentissent leurs pas sur la terre durcie.
À leur mortel chagrin son âme s'associe,
Elle ne songe plus à son triste abandon.
Elle voit Gabriel. Sur son visage bon
Quelle étrange pâleur, hélas! s'est répandue!
Elle vole vers lui frissonnante, éperdue, presse ses froides mains :
«Gabriel ! Gabriel !
«Ne te désole point Soumettons-nous au ciel,
«Il veillera sur nous. Et que peuvent les hommes,
«Que peuvent leurs desseins, Gabriel, si nous sommes
«Fidèles à l'amour autant que malheureux?»

Sur ses lèvres de rose, à ces mots généreux,
Avec grâce voltige un triste et doux sourire.
Mais voici que soudain son humble joie expire.
Elle tremble et pâlit. Au milieu des captifs
Elle voit un vieillard dont les regards plaintifs
Se reposent, de loin, avec pitié sur elle.
Ce vieillard. c'est son père. Oh ! sa peine est cruelle !
Il semble anéanti. L'horreur se laisse voir,
Et sur sa face pâle on lit le désespoir.

Le feu ne jaillit plus de sa lourde paupière,
Et la mort l'a courbé déjà vers la poussière.
Elle vole au-devant, se jette dans ses bras,
Le couvre de baisers et s'attache à ses pas.
Mais sa voix adorable et sa vive tendresse
Du vieillard désolé calment peu la détresse.
C'est alors que l'on vit, au bord des sombres flots,
Un spectacle navrant. Ici des matelots,
Malgré les pleurs amers et les sanglots des femmes,
Chantaient, de gais couplets aux accords de leurs rames,
Sur le rivage, là, des soldats insolents
Hâtaient par des jurons les prisonniers trop lents.
L'époux désespéré parcourait la pelouse,
Cherchant de toute part sa malheureuse épouse ;
Les mères appelaient leurs enfants égarés,
Et les petits enfants allaient, tout effarés,
pareils à des agneaux cherchant leurs tendres mères !

Malgré les pleurs brûlants et les plaintes amères,
On sépare, en effet, les femmes des maris,
Les frères de leurs soeurs, les pères de leurs fils !
Que d'horreurs, Gaspareaux, vit ta rive tranquille!
Le jeune Gabriel, et son père Basile,
Sur deux vaisseaux divers furent ainsi traînés,
Tandis qu'auprès des eaux, doucement enchaînés,
Restaient le vieux Benoît et sa pieuse fille.

Le soleil disparut. La nuit sur la flottille
Tendit son voile obscur. Tout n'était pas fini,
Et sur la grève encor restait plus d'un banni.
Le reflux commençait, et l'océan, plus morne,
S'en allait en grondant vers quelque lointain morne,
Laissant, sur les cailloux, des algues et des joncs
Que tachetaient de blanc les sauvages pigeons.

Sur ce rivage nu que la nuit, en arrière,
Semblait fermer, au loin, d'une immense barrière,
Les pauvres exilés, jouets des trahisons,
Ayant pour toit le ciel, pour couche les gazons,
Erraient plaintivement comme de tristes ombres.
Leur retraite semblait un amas de décombres
Après un siège, un camp de Bohèmes nombreux.
S'enfuir, le pouvaient-ils, alors que devant eux
Les vagues de la mer se berçaient éternelles,
Que derrière eux veillaient d'actives sentinelles?. . .
L'océan qui rentrait en ses gouffres troublants,
Comme un collier, au bord roulait ses galets blancs.
Les canots fatigués d'un travail méprisable,
Çà et là reposaient, échoués sur le sable.

Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :