Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [dix-neuvième partie]
Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.
Basile, tout joyeux, conduit dans le jardin
Ces amis que le ciel lui redonne soudain;
Et là, sous la tonnelle et dans un nid de roses,
Ensemble on s'entretient de mille et mille choses.
On parle du présent, on parle du passé,
On parle du pays d'où chacun fut chassé . . .
On voudrait épuiser un sujet qu'on effleure,
On est joyeux ou triste, et l'on rit et l'on pleure.
Parfois Évangéline, à travers le bosquet,
Plonge, silencieuse, un regard inquiet,
Elle cherche quelqu'un, puis, elle craint d'entendre
Pourquoi l'objet aimé se fait encore attendre.
N'est-ce donc pas ici qu'elle doit le revoir ?
Basile, cependant, comprend le désespoir
Qui couve dans le coeur de la jeune proscrite;
Il ressent à son tour une angoisse subite,
Et, d'une voix émue, il demande aussitôt :
«N'avez-vous rencontré nulle part un canot ?
«Du lac et des bayous il a suivi la route.
«Gabriel le conduit. Vous l'avez vu sans doute.»
Or, dès les premiers mots que l'hôte prononça,
Sur le front de la vierge un nuage passa;
Au bord de sa paupière une larme vint luire,
Puis, avec un accent qu'on ne saurait traduire,
Elle s'écria : «Ciel ! Gabriel est parti !»
Son coeur dans le chagrin parut anéanti,
Et les échos du soir tristement murmurèrent :
«Gabriel est parti! »
Les exilés pleurèrent,
Le forgeron Basile avec bonté reprit :
«Ne laisse pas le trouble agiter ton esprit :
«Sèche tes pleurs : le ciel soutiendra ton courage.
«Attends. Désespérer serait lui faire outrage.
«Ce matin seulement il est parti d'ici,
«Ton Gabriel. Le sot, d'avoir si vite ainsi,
«Et presque malgré moi, fui notre domicile.
«Il était devenu d'une humeur difficile;
«Il haïssait le monde et n'endurait que moi;
«Il ne parlait jamais, ou bien parlait de toi.
«Dans les cantons voisins aucune jeune fille
«Ne semblait, à ses yeux, vertueuse ou gentille.
«Pour lui rien ici-bas n'avait plus de valeur.
«Son départ m'a rempli d'une grande douleur,
«Et sans cesse j’entends sa dernière parole.
«Il doit, dans Andayès, une ville espagnole,
«Acheter des mulets aux pieds sûrs et mordants.
«Il veut suivre, de là, sous des cieux moins ardents,
«Les Sauvages du Nord jusque sous la Grande Ourse.
«Il chassera partout, dans cette longue course,
«Le fauve et le gibier au fond des bois épais.
«Calme-toi, mon enfant, et goûte encor la paix,
«Nous saurons retrouver cet ami téméraire.
«Sa nacelle d'écorce a le courant contraire.
«Demain nous partirons, sitôt que le matin
«Fera luire les eaux d'un reflet argentin,
«Et que la nuit t'aura quelque peu reposée.
«En côtoyant des bords tout brillants de rosée,
«Nous rejoindrons bientôt l'amoureux braconnier,
«Et tu pourras alors le faire prisonnier. »
On entendit soudain des voix vives et gales;
On vit des jeunes gens franchir les vertes haies
Qui miraient dans les eaux leur riche floraison.
Ils portaient en triomphe à travers le gazon,
Michel, le vieux joueur de violon rustique.
Basile le gardait comme un dieu domestique,
Il mêlait, lui du moins, quelques rires aux pleurs,
Et son archet créait des sons ensorceleurs.
Il rappelait vraiment un Dieu gai de la fable.
Il était renommé pour sa manière affable,
Pour ses cheveux d'argent et pour son violon.
«Longue vie à Michel, le roi du rigodon!»
Crièrent, à la fois, en écartant les saules,
Les gars qui le portaient sur leurs fortes épaules.
Or, le père Félix, en les apercevant,
De la main les salue. Il s'avance au-devant.
Dès qu'il voit s'approcher le vénérable prêtre,
Le vieux ménestrel sent, dans son âme, renaître
Les ravissants transports d'un âge plus heureux.
Il se met à pleurer. Des souvenirs nombreux
À ses esprits émus alors se présentèrent,
Et vers les temps enfuis ses pensées remontèrent.
L'enfant du vieux Benoît baise ses cheveux blancs.
Il la presse en ses bras, en ses bras tout tremblants,
Et mouille son front pur de ses brûlantes larmes.
La pauvre Évangéline, elle avait bien des charmes
Quant il la fit danser pour la dernière fois,
Avec son Gabriel et les gais villageois,
Au son du violon, sous le ciel d'Acadie!
Elle ne s'était pas, à coup sur, enlaidie,
Et plus pur que jamais devait être son coeur
Éprouvé longuement au creuset du malheur.
Oubliant tout à fait ses épreuves amères,
Basile embrasse alors les filles et les mères.
Il crie, il rit, il chante. Il se croit tout permis
Pour mieux montrer sa joie à ses anciens amis.
Ces proscrits de Grand-Pré que le hasard rassemble,
Longtemps dans le jardin s'entretiennent ensemble
Du bonheur qu'ils goûtaient au village natal,
Et des maux endurés depuis l'arrêt fatal.
Ils admirent pourtant l’existence tranquille
Que passe à l'étranger le forgeron Basile;
Ils écoutent longtemps, avec avidité,
Le récit qu'il leur fait de la fécondité
De ces prés sans confins, dont la riche verdure
Nourrit mille troupeaux errant à l'aventure.
Et, quand l'ombre du soir vient à se déployer,
Telle une sombre tente, ils font cercle au foyer.
On prépare aussitôt un souper confortable.
Puis, le Père Félix, debout près de la table,
Récite à haute voix le bénédicité,
Et chacun dit: Amen, en sa félicité.
Lentement, lentement, sur la fête nouvelle
La nuit silencieuse avait ouvert son aile.
Tout était, au dehors, calme et tranquillité.
Donnant au paysage un éclat argenté,
La lune se leva souriante, sans voile,
Et monta dans l'azur où scintillait l'étoile.
Le bonheur du moment : rires, pleurs et couplets,
Sur le deuil du passé renvoyait ses reflets.
On causait avec verve, et le front des convives
Semblait s'illuminer de lumières plus vives
Que celles qui flottaient au sombre firmament.
Le pâtre réjoui versait abondamment,
Dans les vases d'étain, le doux jus de la vigne.
Aux siècles de la fable il aurait été digne
De verser le nectar à la table des Dieux.
Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :