jeudi 6 décembre 2007

Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [vingt-deuxième partie]

Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens. Ce texte est un petit chef d'oeuvre de poncifs et d'images bien pensantes.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et
canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en
français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.

Et puis, entre les flots de ces larges torrents,
Qui s'élancent fougueux vers des cieux différents,
Se déroule sans fin la zone des prairies,
Océan de gazon, mers ou plaines fleuries
Qui bercent au soleil, en un lointain profond,
Leurs vagues d’amorphas, de roses, de mil blond.
Là, libres, courroucés, ou pleins d'ardeurs jalouses,
Les bisons font trembler les immenses pelouses;
Là courent les chevreuils et les souples élans,
Les sauvages chevaux avec les loups hurlants ;
La s’allument des feux qui dévorent la terre,
Là des vents fatigués soufflent avec mystère!
Des enfants d'Ismaël les sauvages tribus
Arrosent de leur sang ces déserts étendus,
Et l'avide vautour, hâtant ses ailes lentes,
En tournoyant dans l'air suit leurs routes sanglantes.
Il semble, esprit vengeur des vieux chefs massacrés,
Trouver, pour fuir au ciel, d'invisibles degrés.

On voit monter parfois un orbe de fumée;
Là s'élève une tente. Une horde affamée.
Poussant des cris de guerre et la haîne dans l'oeil,
Danse autour du brasier où rôtit le chevreuil.
De place en place aussi, se mirant aux fontaines
Qui sillonnent parfois ces retraites lointaines,
Fleurit quelque bosquet où l'oiseau va chanter;
Et l'ours morose vient, tout en grognant, hanter
Les cavernes d'un roc, le fond d'une ravine
Où sa griffe déterre une amère racine.
Puis, percé de clous d'or, bien au-dessus de tout,
Comme un toit protecteur le ciel s'étend partout.

Mais toujours Gabriel continuait sa course.
Il avait remonté plus d'un fleuve à sa source,
Et près des monts Ozarks au flanc sévère et nu,
Avec ses compagnons il était parvenu.
Et, depuis bien des jours, le vieux pâtre et la vierge
Avaient quitté la ville et la petite auberge,
Où l'hôtelier leur dit le départ du trappeur.
Toujours encouragés par un espoir trompeur,
Avec des Indiens au visage de cuivre,
Ils s'étaient mis en route, empressés à le suivre.
Parfois, ils croyaient voir, à l'horizon lointain,
S'élever vers le ciel, dans l'air pur du matin,
De son camp éloigné la fumée ondulante;
Le soir, ils ne trouvaient qu'une cendre brûlante,
Que des brasiers éteints et des charbons noircis.

Or, malgré la fatigue et malgré les soucis,
Ils ne s'arrêtaient pas. Toujours pleins de courage,
Ils poursuivaient toujours leur pénible voyage.
On eut dit qu'une fée au pouvoir merveilleux,
D'un grand lac de lumière étalait, sous leurs yeux,
Le mirage trompeur. Ils étaient dans l'ivresse,
Mais ce lac enchanté fuyait, hélas ! sans cesse.
Comme ils avaient, un soir, dressé leur campement,
Ils virent s'avancer près du feu de sarment,
Une jeune Indienne. Elle n'a rien de rude,
Et prévient le respect par son humble attitude.
On lit bien la douleur en son oeil abattu,
Mais on y lit de même une forte vertu.
C'était une Shawnée. Elle allait aux montagnes
Rejoindre ses parents et ces jeunes compagnes,
Qu'elle avait dû quitter pour suivre son époux
A la chasse aux castors, aux ours, aux caribous,
Jusqu'aux lieux où l'hiver étend son aile blanche,
Mais elle avait vu là le féroce Comanche,
Enivré de fureur, du tomahawk armé,
Massacrer sous ses yeux son époux bien-aimé,
Un chasseur canadien, un fier visage pâle,
Qui brava ses bourreaux jusqu'à son dernier râle.
Elle parlait ainsi d'un ton plaintif et lent,
Les exilés souffraient tout en la consolant.
Quand la braise eut doré le bison délectable,
Ils la firent asseoir à leur modeste table.
Lassés du poids du jour et du poids des ennuis,
Quand le repas fut fait, que le voile des nuits
Eut ouvert, sous le ciel, ses grands replis humides,
Les fils de l'Acadie et leurs fidèles guides
Livrèrent au repos leurs membres fatigués.
Pendant que follement les rayons chauds et gais
Du brasier qui flambait dans la plaine assombrie,
Jouaient sur leur front blême et leur joue amaigrie,
L'Indienne s'en vint, l'âme pleine de deuil,
Sur le gazon s'asseoir, devant le fauve seuil
De la tente où veillait la vierge d'Acadie.
Elle redit encor la noire perfidie
Qui sema son chemin d’ineffables douleurs.
Elle redit aussi, les yeux noyés de pleurs,
Avec le doux parler de la forêt sauvage,
Ses amours, ses bonheurs, et son triste veuvage.
La vierge de Grand-Pré pleurait à ces récits,
Les maux qu'elle endurait lui semblaient adoucis,
Car elle avait, près d’elle, une autre infortunée
À d'éternels chagrins comme elle destinée,
Un coeur brûlant d'amour, déçu, blessé, flétri,
Et privé pour jamais de son objet chéri.
Le souffle de douleur qui passait sur ces femmes.
Les liait l'une à l'autre et faisait soeurs leurs âmes.

La proscrite à son tour dit aussi ses émois;
Elle dit ses chagrins et depuis quels longs mois,
Bien loin de sa patrie, elle allait désolée,
Et la femme des bois, la figure voilée,
L'écoutait en silence, assise à quelques pas.
Ses yeux étaient de flamme; elle ne pleurait pas,
Et quand Évangéline eut fini son histoire,
Muette, elle pencha la tête. On eut pu croire
Qu'une terreur nouvelle obsédait son esprit.
Mais un moment après, tressaillante, elle prit,
Dans ses deux frêles mains, les mains de l'exilée,
Puis, assise à ses pieds, d'une voix modulée,
Elle lui raconta l'histoire de Mowis,
Le fiancé de neige.
«Il épousa jadis,
«Une vierge sensible aux aveux de sa bouche,
«Et sous les bois épais, il partagea sa couche.
«Mais quand l'aube rosat le ciel de l'orient,
«Il sortit du wigwam, gracieux, souriant,
«Et bientôt, par degrés, se fondit comme une ombre,
«Aux baisers du soleil qui chassait la nuit sombre.
«Et la jeune épousée, en proie à ses regrets,
«Le suivit en pleurant jusqu'au fond des forêts,
«Tendant vers lui les bras pour retarder sa fuite.»

Et, sans se reposer, elle redit ensuite,
Avec le même accent si doux et si charmeur,
Comment, un soir, si l'on en croyait la rumeur,
La belle Liliaux par un brillant fantôme
Avait été séduite. Il venait sous le dôme
Des pins majestueux qui voilaient son séjour,
Et quand elle sortait, vers le déclin du jour,
Comme un souffle odorant qui passe sur les mousses,
Sa voix lui murmurait les choses les plus douces.
Heureuse de sentir son magique pouvoir,
Elle aimait a l'entendre, elle aimait à le voir.
En caressant, un jour, ses verdoyantes plumes,
Elle suivit son vol par les bois et les brumes.
On ne la revit plus. Sa tribu la chercha,
Mais personne jamais, sans doute, n'approcha
Du gîte où l'enchanteur la retenait captive.

Toujours Évangéline écoutait, attentive,
Les contes merveilleux de la femme des bois.
La plaine fleurait bon, et cette douce voix,
Lui fit croire, un instant, qu'elle était transportée
Par une fée aimable en la terre enchantée
Que son rêve souvent voyait dans son essor.
Lentement dans la nuit, comme une boule d'or,
La lune se leva sur l’Ozark aux flancs chauves.
Elle fit peu à peu glisser des reflets fauves
Sur les plaines en fleurs et les monts de granit,
Sur les haines de l'antre et les amours du nid.
La tente se drapa de douces lueurs blanches;
Le ruisseau plus gaîment murmura sous les branches;
Les gazons plantureux et les bois étendus
Dans une mer d'argent semblaient s'être fondus.
Un souffle parfumé berçait toutes les choses.
L'exilée, a l'aspect des tableaux grandioses,
Sent l'ivresse griser son coeur toujours aimant.
Mais une vague peur, un noir pressentiment
Se glissèrent alors dans son âme timide,
Comme, au coucher du jour, sous la verdure humide,
Un serpent qui se glisse, à travers le buisson,
Jusqu'au nid où l'oiseau module sa chanson.
Ce n'était pas alors une crainte futile
Des choses d'ici-bas; c'était, douce et subtile,
Une voix qui passait dans les vagues de l'air,
Et qui venait du ciel. Comme au feu de l’éclair,
Elle vit que pareille à la femme indienne,
Dans sa course elle aussi, la pauvre Acadienne,
Vainement poursuivait un fantôme menteur.
Tout dormait cependant. Dans le calme enchanteur,
Sur elle le sommeil descendit comme un baume
,
Et tout se dissipa: crainte, joie et fantôme.

Aussitôt qu'apparut l'aube du lendemain,
Les vaillants voyageurs reprirent leur chemin.
Jeune et pourtant au deuil à jamais condamnée,
Avec eux s'éloignait la plaintive Shawnée.
Elle dit, appelant la proscrite sa soeur:
«Je connais le pays où passe le chasseur.
«Sur le flanc de ces monts où l'aigle a mis son aire,
«Du côté du couchant, un peuple débonnaire
«Habite un pauvre bourg. C'est une mission.
«On aurait là pour toi de la compassion.
«Le chef de ce village est une robe noire.
«Son souvenir toujours sera dans ma mémoire.
«Son peuple m'est connu. Je l'ai vu bien souvent
«Chanter comme l’oiseau, gémir comme le vent,
«Pendant qu'il lui parlait de la vie éphémère,
«Et du divin Jésus, et de sa sainte mère.»
Évangéline, alors, dit à ses compagnons:
«Allons de ce côté. Hâtons-nous. Atteignons
«Le bourg que la montagne abrite sous son aile,
«Peut-être aurons-nous là quelque bonne nouvelle.»
A peine eut-elle dit, que les aventuriers
Guidèrent vers les monts leurs rapides coursiers.
Quand le soleil entra dans son lit de nuée
La troupe voyageuse, ardente et dénuée,
Atteignait la montagne et découvrait, au loin,
Une large prairie où se berçait le foin,
Où dormaient çà et la de limpides fontaines,
Elle entendit bientôt monter des voix humaines,
Et vit dans la verdure, au bord d'un grand ruisseau,
Les tentes des chrétiens qui se miraient dans l'eau.
Au pied d'un chêne antique, et parmi les cabanes,
Sur un épais tapis de mousse et de lianes,
Le peuple plein de foi s'était agenouillé.
Il priait. Ce grand chêne, au faîte ensoleillé,
Était l’unique temple. Un crucifix de marbre
Avait été fixé dans l'écorce de l'arbre,
Et semblait reposer un regard triste et doux
Sur les humbles chrétiens tombés à ses genoux.
À travers les rameaux que la lumière dore,
La prière et le chant, le soir comme a l’aurore,
S'élèvent vers les cieux, tel un divin encens.

Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :