mercredi 5 décembre 2007

Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [vingt et unième partie]

Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et
canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en
français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.

On poursuivait gaîment l’entretien familier,
Quand on entend, dehors, sur le vaste escalier,
Avec un bruit de pas, un torrent de paroles,
C'étaient les invités; quelques jeunes créoles,
Et des Acadiens devenus des planteurs,
Loin du joug odieux de leurs persécuteurs ,
Sur le sol fortuné qui leur offrait asile.
Bien souvent ils venaient chez leur ami Basile.
Plusieurs avaient connu, dans le bourg de Grand-Pré,
La jeune Évangéline et le pieux curé.
Il était beau de voir, réunis au même âtre,
Tous ces infortunés. En effet, chez le pâtre,
Après de long labeurs et des courses sans fin,
Des voisins, des amis se retrouvaient enfin.
On riait follement, on pleurait sans contrainte,
Et les mains se serraient dans une chaude étreinte.
Les inconnus d'hier, amis dorénavant,
Sans gêne obéissaient à l'entrain émouvant,
Ils voyaient naître là des amitiés sincères. . .
Partout, il est bien vrai, les malheureux sont frères.
Dans ces épanchements, dans ces rires, alors
Passa, comme un rayon, une gerbe d'accords.
Michel, le troubadour aux longs cheveux de neige,
Et tous les jeunes gens qui lui faisaient cortège,
Se trouvaient réunis dans un autre salon,
Et le barde accordait, ému, son violon.
Bientôt les pieds brûlants s’agitent en cadence.
Sous les lambris de cèdre une bruyante danse
Enlace savamment ses orbes gracieux,
Et des éclairs de joie embrasent tous les yeux.
Pareils à des enfants que le plaisir transporte,
Ils ont tout oublié. La danse les emporte
Avec un grand froufrou de légers cotillons,
Au rythme de l'archet, dans ses gais tourbillons.

Ainsi depuis longtemps l'allégresse s'exhale.
L'un près de l'autre assis, tout au bout de la salle,
Basile et le pasteur parlaient, les yeux baissés,
De leur ami Benoît qui les avait laissés.
Évangéline seule, au gré des rêveries,
Promenait ses regards sur les vastes prairies;
Bien des tristes pensées et des chastes désirs
S'éveillaient dans son âme au bruit de ces plaisirs !
Les propos amusants, la danse, la musique
La rendaient plus pensive et plus mélancolique;
Elle entendait toujours les regrettés accents
De l'océan plaintif et des bois fleurissants.
Elle sortit, pour fuir une joie importune.
Le vent ne soufflait point, l'oiseau dormait. La lune
De ses rayons d'argent inondait les champs murs,
Et les grands bois lointains qui paraissaient des murs.
A travers les rameaux, sur la calme rivière,
Tombait de place en place un réseau de lumière,
Comme tombe un penser d'espérance et d'amour
Dans l'âme qui se trouble et qui se ferme au jour.
Et la fleur, autour d'elle, ouvrant son brillant vase,
Sa corolle d'argent, sa coupe de topaze,
Et la fleur répandait, humblement et sans bruit,
Un suave parfum sur l'aile de la nuit,
Et c'était son hommage à l’adorable Maître
Qui veillait sur ses jours après l’avoir fait naître.
Mais l'âme de la vierge offrait alors aux cieux
Un arôme plus pur et plus délicieux;
Comme la fleur, pourtant, elle était exposée
Aux ténèbres du soir, à l'amère rosée.

Or, quand elle eut franchi la porte de l'enclos,
Sous les chênes ombreux où mouraient les échos,
À pas lents et rêveuse, elle suivit la sente,
Et la lune inonda son âme languissante
D'une tristesse douce. Alors tout se taisait.
Sur l’immense prairie, au loin, tout reposait
Hors, dans le chaud gazon, les tendres bestioles,
Et, dans l'air embaumé, de vives lucioles
Dont le vol dessinait de légers traits de feu.
Au-dessus de son front, dans le fond du ciel bleu,
Pensées du Tout-Puissant rendus partout visibles,
Vivement scintillaient les étoiles paisibles.
L'homme n'admire plus ces merveilles de Dieu,
Seulement il a peur quand il voit, au milieu
De ce temple divin qui s'appelle le Monde,
Paraître une comète ardente, vagabonde,
Comme une main de feu qui burine un arrêt.

Elle était sur la terre, et sa pauvre âme errait
Dans les champs infinis où rayonne l'étoile,
Comme sur la mer vaste une barque sans voile.
Triste, elle s'écria : «Gabriel. Gabriel.
«Où fuis-tu ? Vers quels lieux te conduit donc le ciel ?
«N'entends-tu pas enfin ma voix qui se lamente ?
«Ne devines-tu pas l'ennui qui me tourmente ?
«Je te cherche partout, nulle part ne te vois !
«J'écoute tous les sons et n'entends point ta voix !
«Oh! que de fois ton pied, loin du bruit de la foule,
«A suivi ce chemin qu'aujourd'hui mon pied foule !
«Sous ces chênes feuillus combien de fois, le soir,
«Fatigué du travail, es-tu venu t'asseoir,
«Pendant que loin de toi, sur la mousse endormie,
«En rêve te voyait ta malheureuse amie !
«Que de fois sur ces prés ton anxieux regard
«A dû, comme le mien, s'en aller au hasard !
«Gabriel ! Gabriel ! oh ! quand te reverrai-je ?
«Quand donc, mon bien-aimé, quand te retrouverai-je ?

Elle entendit alors gazouiller, tout auprès,
Un jeune engoulevent juché sur un cyprès.
Son refrain, aussi doux que le chant de la flûte,
Ondula sous les bois, comme l'onde qui lutte
Contre les chauds baisers des brises du matin,
Et d'échos en échos mourut dans le lointain.
«Patience!» souffla, du fond calme des ombres,
L'esprit mystérieux de tous les chênes sombres;
Et des prés où la lune ouvrait un blanc chemin,
Un long soupir monta qui répondit : «Demain

Le lendemain, l'aurore était toute riante,
Les plantes se berçaient sur leur tige pliante,
La nuit sur le gazon avait versé des pleurs,
Et, dans l’air attiédi, partout, de blanches fleurs
Répandaient les parfums de leurs coupes d'albâtre.
Le prêtre, sur le seuil de la maison du pâtre,
Dit à ceux qui partaient : «Mes bons amis, adieu !
«Je vais, priant pour vous, vous attendre en ce lieu.
«Ramenez-nous bientôt le prodigue frivole;
«Ramenez-nous aussi la jeune vierge folle,
«Qui dormait sous les bois quand l'époux est venu.»
«Adieu! dit souriant et d'un air ingénu,
«La douce enfant, Adieu ! Que le Seigneur nous guide !»

Puis, avec le vieux pâtre elle descend, rapide,
Au bord de la rivière où, près des verts sentiers,
Les attendaient déjà de vaillants canotiers.
Le matin rayonnait sur la vague sereine.
Ils partirent. Docile à l’aviron de frêne,
Sous l'élan vigoureux, le rapide canot
S'éloigna du rivage et disparut bientôt . . .
Ils poursuivaient en vain, dans leur course obstinée,
Celui que devant eux, hélas ! la destinée
Chassait comme une feuille au sein nu des déserts,
Ou comme le duvet de l'oiseau dans les airs.
Cependant un jour fuit, un autre, un autre encore !
Au coucher du dernier pas plus qu'à son aurore,
Ils n’ont pu découvrir la trace du fuyard.
Ils ont interrogé longtemps, de toute part,
La colline et le lac, la forêt et le fleuve,
Et dans ces lieux nouveaux, en leur amère épreuve,
La vierge défaillante et le rameur pensif
N'ont eu que des rumeurs pour guider leur esquif.
Et la nacelle, comme une aile ouverte vole
puis elle atteint enfin cette ville espagnole,
Andayès qui se plaît au bruit comme aux chansons.
Les ombres s'étendaient sur les champs de moissons.
Ils descendent, lassés, dans une vieille auberge.
Aussitôt, grand parleur, l'hôte qui les héberge
Leur dit que Gabriel, guide, amis et chevaux,
Sont la veille, partis, pour des pays nouveaux.
Bien loin, à l'occident, sont des campagnes nues
Où des chaînes de roc s'élèvent jusqu’aux nues.
Sous le souffle glacé des éternels hivers,
Barrières de géants, leurs sommets sont couverts
D'une neige éclatante et d'une glace epaisse.
Un sommet çà et là se déchire et s'affaisse,
Pour ouvrir une gorge, un ravin spacieux
Ou passent, en criant sur leurs âpres essieux,
Les pesants chariots de quelque caravane.
Au couchant, l’Oregon roule une eau diaphane;
De cascade en cascade, au loin, vers le levant,
On voit le Nebraska verser son flot mouvant.
Sous le ciel du midi, des torrents, des rivières,
Charriant sans repos les sables et les pierres,
Soulevés par les vents, en d'étranges réveils
Descendent des sierras, avec des bruits pareils
Aux multiples accords des harpes et des lyres
Que font vibrer, le soir, les amoureux délires.

Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :