dimanche 2 décembre 2007

Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [dix-septième partie]

Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et
canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en
français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.

Le matin, quand le jour vint sourire à la terre,
Ils poursuivaient encor leur course solitaire.
Ils voguaient sur les lacs de l'Atchafalaya.
Un souffle chaud courut, et le soleil brilla.
Les nénuphars berçaient leurs corolles mignonnes,
Les lotus aux proscrits apportaient leurs couronnes.
L'air était embaumé des suaves senteurs
Que les magnolias épanchaient de leurs fleurs,
Et que l’ardente brise emportant dans l’espace.

Sous l'actif aviron la nacelle qui passe
Donne aux eaux qu'elle fend des lueurs de falot.
Elle s'approche enfin d'un verdoyant îlot,
Que les oiseaux charmaient de leurs douces sonates,
Que les rosiers en fleurs ornaient de blondes nattes,
Où la mousse et l'ombrage invitaient au sommeil.
Les pauvres exilés, bronzés par le soleil,
Se dirigent alors vers l'endroit de la côte
Où l'ombre est plus épaisse, et la forêt, plus haute.
Ils amarrent leur nef. Là des arbres altiers
De leurs rameaux touffus les couvrent tout entiers.
Ils demandent leur couche aux floraisons vermeilles.
Fatigués du travail, et fatigués des veilles,
Ils s'endorment. Bientôt des songes gracieux
Évoquent d’autres temps, évoquent d'autres cieux.
Un cèdre balsamique au-dessus d'eux frissonne.
La vigne plantureuse et la blanche bignonne,
Comme de longs cordeaux, à ses rameaux dormants
Suspendent, enlacés, leurs tiges, leurs sarments,
Et forment, au désert, des échelles étranges,
Échelles de Jacob où voltigent des anges,
Mais les anges, ce sont de brillants colibris

Qui butinent gaîment les échelons fleuris.
Jusqu'au lever du jour, sur sa couche de mousse,
La vierge s'enivra de la vision douce.
Sous l’arbre gigantesque, heureuse, elle dormait.
A ce rêve si beau le passé se fermait,
Le ciel enfin touché souriait à sa flamme,
Et les rayons d'en haut illuminaient son âme.
À travers les îlots, dans l'ombre du massif,
Et glissant vite aussi, venait un autre esquif.
Des chasseurs le montaient. Aucunes chansons gaies
Ne réglaient cependant le rythme des pagaies.
Ils allaient vers le nord, aux lointains horizons,
Chasser le castor doux et les rudes bisons.

Jeune et cherchant l'oubli. sa dernière ressource,
Un étranger guidait l'aventureuse course.
Des cheveux emmêlés effleuraient ses sourcils,
Et son œil laissait voir la trace des soucis.
Son âme était bercée au vent de la tristesse.
Ce jeune homme, c'était Gabriel Lajeunesse.
Sans espoir, en effet, redoutant l'avenir,
Et toujours poursuivi par l’amer souvenir
De son bonheur perdu, de sa foi profanée,
Il fuyait tous les lieux pour fuir sa destinée,
Il allait demander enfin aux bois discrets,
De cacher ses douleurs, d'endormir ses regrets.
Creusant un clair sillon dans l'élément docile,
Le vagabond esquif s'avance jusqu'à l'île
Où s'était arrêté le canot des proscrits:
Mais il ne vogue point vers les pompeux abris
Que les arbres formaient en enlaçant leurs palmes,
Il longe l'autre bord et fuit sur les eaux calmes.
Gabriel le chasseur, sur sa rame courbé,
Ne vit point, à la rive, un canot dérobé
Sous les tissus du jonc et les branches du saule:
Gabriel ne vit point, non plus, la blanche épaule
D'une vierge endormie, à l'ombre des palmiers.
Le bruit des avirons la voix des nautoniers
Ne réveillèrent point ceux qui dormaient, comme elle,
Sur la mousse des bois, sous le toit de dentelle
Que formaient en ces lieux les rameaux odorants.

Le canot des chasseurs glissa sur les courants,
Comme un nuage au ciel, lorsque le vent s'élève.
Et, quand il eut longé la courbe de la grève,
Que le cri des tolets mourut dans le lointain,
Plusieurs des fugitifs s'éveillèrent soudain,
L'esprit bouleversé d'une angoisse inouïe.
Pourtant Évangéline est toute réjouie;
Elle parle au pasteur avec effusion.
Elle dit : «O mon père, est-ce une illusion
«Qui de mes sens troublés soudainement s'empare ?
«Est-ce un futile espoir où mon âme s'égare?
«Ai-je entendu la voix d'un ange du Seigneur?
«Quelque chose me dit que je touche au bonheur,
«Que Gabriel est proche. . . Est-ce un divin présage ?»
La pourpre tout à coup enflamma son visage,
Et puis elle ajouta mélancoliquement :
«O mon père, j'ai tort ! J'ai tort assurément,
«De vous parler ainsi de ces choses frivoles;
«Votre esprit sérieux hait les vaines paroles.»

«Mon enfant, répliqua le sensible pasteur,
«Ton espoir est permis, ton rêve est enchanteur,
«Et tes illusions pour moi ne sont pas vaines.
«Puisse cela marquer le terme de tes peines!
«Les pensées sont cachés, mais la parole, enfant,
«Qui flotte au-dessus d'eux, les révèle pourtant,
«Ainsi que la bouée, en la mer étendue,
«Révèle le bas-fond où l'ancre est descendue.
«Espère, fiancée, et calme ton souci,
«Ton ami Gabriel n'est pas bien loin d'ici . . .
«La Têche coule au sud, Saint-Maur est sur la rive;
«Saint-Maur et Saint-Martin. Notre pirogue arrive,
«Et, c'est là que l'épouse, après un long ennui,
«Retrouvera l'époux et vivra près de lui,
«Que le pasteur pourra, sous son humble houlette,
«Réunir de nouveau le troupeau qu’il regrette !
«Le pays est charmant, féconds sont les guérets,
«Et les arbres fruitiers parfument les forêts.
«Un ciel plein de lumière arrondit sur nos têtes
«Une voûte d'azur, que supportent les crêtes
«D'inaccessibles rocs et de monts éloignés.
«Ces lieux, divinement le ciel les a soignés,

«Et du sol, sans travail, toute richesse émane;
«Ils sont bien dits : l'Éden de la Louisiane
Après ces quelques mots du prêtre vénéré,
La troupe se leva. L'esquif fut démarré;
Il vogua tout le jour sur la vague de moire.
Mais avant que la nuit ouvrit son aile noire,
Au fond de l'occident, le soleil radieux,
Comme un magicien dont l'art charme les yeux,
Tendit sa verge d'or sur la face du monde,
Et noya dans le feu le ciel, la terre et l'onde.
La surface du lac. la plaine, le buisson
Tressaillirent alors d'un amoureux frisson,
Et parurent lancer des gerbes vigoureuses.
Avec ses avirons d'où les eaux vaporeuses
Retombaient goutte à goutte, en larges diamants,
Le canot des proscrits, sur ces flots endormants,
Ressemblait au nuage à l'éclatante frange
Qui flotte entre deux cieux au souffle pur d'un ange.
Le front d'Évangéline était calme et serein :
Pour elle enfin le ciel ne serait plus d'airain,
Et l’amour rayonnait sur sa jeune âme austère,
Ainsi que le soleil rayonnait sur la terre.

S’élançant tout à coup d'un bocage voisin.
Et grisé sûrement d'amour ou de raisin,
Un jeune oiseau moqueur, le plus sauvage barde,
Le chanteur le plus gai, vint, d'une aile gaillarde,
Se percher au sommet d'un superbe bouleau,
Qui penchait son tronc blanc sur les remous de l'eau.
Il chanta. La forêt suspendit ses murmures.
Ses notes scintillaient ravissantes et pures,
Comme un ruisseau de perle à travers des récifs.
Ses cris furent d'abord timides et craintifs:
C'était comme un soupir des âmes délaissées.
Mais sa voix s'anima. Ses roulades pressées
Firent trembler au loin les feuillages touffus.
Brillants coups de gosier, sanglots, trilles confus,
C'était un cri d'orgie, un appel du délire.
Il parut babiller et s'éclater de rire,
À la brise il jeta des accents de courroux:
Il modula longtemps des sons tristes et doux;
Puis, mêlant brusquement toute cette harmonie,
Il la précipita, comme par ironie,
En faisceaux éclatants sur les bois d'alentour.
Il arrive parfois, sur le soir d'un beau jour,
Qu'une brise légère, après quelques ondées,
Agite des tilleuls les cimes inondées,
Et fait tomber la pluie en gouttes de cristal,
De rameaux en rameaux, jusque au fond du val,
Ainsi l'oiseau moqueur, juché dans le feuillage,
Fit pleuvoir sur les bois son divin babillage.
Soutenus par l'espoir, bercés par ces accords,
Les pauvres exilés longent de nouveaux bords;
Ils voguent dans la Têche, à travers les prairies.
Au-dessus des forêts, comme des draperies,
Des orbes de fumée ondulent dans les airs.
Ils entendent là-bas, dans ces lieux moins déserts,
Le cor qui retentit par delà les bocages,
Ils entendent les boeufs mugir dans les pacages.

Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :