dimanche 2 décembre 2007

Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [seizième partie]

Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et
canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en
français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.

Alors, son confesseur, ce protecteur fidèle
Qui, depuis le départ, était resté près d'elle,
En attendant qu’un père au ciel lui fut rendu,
Disait : «Ma bonne enfant, nul amour n'est perdu.
«Quand il n'a pas d'écho dans le coeur que l'on aime,
«Quand d'un autre il n'est pas, hélas le bien suprême,
«Il revient à sa source et plus saint et plus fort,
«Et l'âme qu'il embrase aime son triste sort.
«L'eau vive du ruisseau que le soleil appelle,
«Au ruisseau redescend toujours vive et nouvelle.

«Sois ferme et patiente au milieu de tes maux ;
«Le vent qui peut briser les flexibles rameaux,
«Fait à peine frémir les branches du grand chêne.
«Sois fidèle à l'amour qui t'accable et t'enchaîne;
«Ne crains pas de souffrir et bénis tes regrets:
«La souffrance et l'amour sont deux sentiers secrets
«Qui mènent sûrement à la sainte patrie

La jeune Évangéline, à ces mots attendrie,
Levait avec espoir ses beaux yeux vers le ciel,
La coupe de ses jours n'avait plus tant de fiel.
Elle entendait encore, au fond de sa pauvre âme,
La mer se lamenter, comme en ce jour infâme
Du suprême départ. Mais, parmi les sanglots,
Une voix s'élevait qui dominait les flots,
Voix désolée aussi, mais que l'amour tempère,
Et cette vois disait : «Évangéline, espère! »

L'infortunée ainsi, pendant de nombreux jours,
Promena dans l'exil sa peine et ses amours.
Sa jeune âme avait soif des douces sympathies,
Et son pied fatigué saignait sur les orties.

Esprit mystérieux, reprends ton noble essor,
Guide-moi de nouveau, je veux la suivre encor !
À ses côtés parfois et parfois à distance,
Je veux la suivre encor, la suivre avec constance,
Non pas sur tout chemin que la ronce a couvert,
Et non pas chaque jour son coeur a souffert
Je ne sais tous les lieux où seule elle est allée,
Mais comme un voyageur peut suivre, en la vallée,
Le cours capricieux d'un limpide ruisseau.
Le voyageur, ici, voit scintiller l'eau
Dans la trouée ouverte au fond de la ramure,
Et là, tout près du bord, il entend son murmure,
Mais il ne la voit point. Heureux est-il toujours,
Quand s'ouvre la forêt et reparaît son cours.

Et c'est le mois de mai. La lumière ruisselle :
L'arôme des bois monte aux cieux. Une nacelle
Glisse rapidement sur le Mississippi.
Elle passe devant le Wabash assoupi,
Et devant l'Ohio qui balance ses nappes
Comme un champ de maïs berce ses blondes grappes.
Ceux qu'elle emporte, hélas sont des Acadiens,
Des bannis résignés, dépouillés de leurs biens,
Les débris malheureux d'un peuple heureux naguère.

Où vont-ils maintenant ? Ils ne le savent guère.
Unis par la souffrance et par la foi, songeurs,
Depuis longtemps déjà ces pauvres voyageurs
Que la haîne poursuit, que le doute accompagne,
À travers la forêt, à travers la campagne,
Sur la terre ou les eaux, s'en vont toujours errants:
Ils cherchent leurs amis, ils cherchent leurs parents.

Parmi les fugitifs on voit Évangéline,
Semblable maintenant au cyprès qui s'incline
Sur la fosse profonde où dort un malheureux,
On voit l'humble pasteur, son guide généreux.
Et, pendant bien des jours, la vaillante pirogue,
Docile à l'aviron. sur le grand fleuve vogue ;
Et, dormant bien des nuits, sous les chênes ombreux,
L'humble proscrit échappe à ses soucis nombreux.
Et la barque franchit des chutes aboyantes,
Rase des bords féconds, des îles verdoyantes,
Où le fier contonnier berce, d'un air coquet,
Ses aigrettes d'argent et son moëlleux duvet.
Elle entre maintenant dans les calmes lagunes
Où de longs bancs de sable, au-dessus des eaux brunes,
Comme des rubans d'or, lèvent leurs dos croulants.
Et, sur ces bancs étroits où les flots ondulants
Murmurent, tour à tour, comme un nid qui ramage,
Elle voit miroiter le doux et blanc plumage
De mille pélicans, et loin, dans les roseaux,
Elle entend gazouiller mille étranges oiseaux.

La rive s'aplanit. Ici, dans un bocage,
Là, dans le chatoiement d'un verdissant pacage,
S'élève la maison du planteur enrichi,
Et du nègre indolent la case au toit blanchi.
Les exilés voyaient une terre féconde
Où se plaît le soleil, où le bien-être abonde,
Où de riches moissons se balancent au vent.
C'était la côte d'or. Courant vers le levant,
Le fleuve, sous l'azur, fait mainte étrange courbe,
Et ses flots, emportant leur fécondante bourbe,
Arrosent çà et là des bosquets d’orangers ,
Des citronniers fleuris et de nombreux vergers.

Sans repos l'aviron plonge comme une dague,
Et la barque décrit, sur le sein de la vague,
Un sillon circulaire où tremble le ciel bleu.
Voilà que son élan se ralentit un peu;
Elle entre dans les eaux du calme Plaquemine.
L'heure est mélancolique et le soir s'illumine.
Les voyageurs s'en vont en ces nouveaux endroits
Où serpentent, sans bruit, mille canaux étroits,
Et leur nacelle glisse au hasard des flots sombres

Qui semblent un filet fait de mailles sans nombres.
Les cyprès chevelus, les lierres en faisceaux,
Au-dessus de leurs fronts forment de verts arceaux
Où s'accrochent des fleurs, des mousses diaphanes,
Où flottent mollement de légères lianes,
Comme aux voûtes d'un temple, illustres oripeaux,
On voit flotter parfois des loques de drapeaux.

Il règne dans ces lieux un effrayant silence,
On entend seulement le héron qui s'élance,
Au coucher du soleil, vers le grand cèdre noir,
Dont les rameaux touffus lui servent de juchoir,
Ou le rire infernal, quand vient aussi la brune,
D'un grand hibou qui sort pour saluer la lune.
Et la lune monta dans le ciel. Ses rayons
Tracèrent sur les eaux de lumineux sillons,
Drapèrent les cyprès dans une écharpe blanche,
Coururent mollement le long de mainte branche,
Glissèrent à travers des sommets assombris,
Comme, au lever du jour, on voit dans les débris
Des antiques donjons qui tombent en ruine,
Glisser les fils d'argent d'une vague bruine.

Voguant silencieux, peu à peu les proscrits
Sentirent une angoisse étreindre leurs esprits.
Pleins du pressentiment d'un mal inévitable,
Ils croyaient parcourir un chemin redoutable.
Flottant dans l'ombre épaisse ou les fauves clartés,
Les choses autour d'eux, en ces lieux écartés,
Revêtaient tout à coup la plus étrange forme,
Tout à coup se fondaient en une masse énorme,
Et leurs coeurs, trop émus des menaces du sort,
Se sentaient oppressés comme devant la mort.

Souffrant peut-être ainsi, la frêle sensitive
Referme sa corolle et se penche craintive,
Quand, au loin dans la plaine, un coursier au galop
Fait retentir le sol de son poudreux sabot.
Mais une vision d'une douceur divine
Vient charmer, un moment. l’âme de l'orpheline.
Dans cet air qui l'enivre et ces fauves décors,
Intense, sa pensée a soudain pris un corps.
Un spectre ravissant glisse sur l'or des lames.
Il vient vers le canot. Hâtez-vous, faibles rames !
C'est pour elle qu’il vient . . . Son coeur bat éperdu,
Car elle reconnaît le fiancé perdu.
Cependant un rameur d'une haute stature,
Un rameur qui portait un cor à sa ceinture,
Se leva de son banc, et puis interrogea,
Dans le lointain, les eaux qui brunissaient déjà.

Et, pour voir si quelqu'un, alors perdu dans l’ombre,
Suivait aussi le cours de ces bayous sans nombre,
Il prit son instrument et souffla par trois fois.
La fanfare éclatante éveilla sous les bois
Mille échos étonnés, mille voix inquiètes,
Qui moururent au loin, dans leurs sombres cachettes.
On entendit, dans l'air, des ailes s'agiter,
On entendit, sur l'eau, des roseaux palpiter;
On vit, le long des bords, mainte odorante tige
Secouer ses parfums dans un plaisant vertige;
Mais pas une voix d'homme, en l'immense rumeur,
Ne répondit alors à l’appel du rameur.
Tout murmure cessa. Dans l'angoisse du calme
La vierge de Grand-Pré, telle une frêle palme,
Sur le bord du canot s'inclina doucement,
Et, dans un long sommeil, oublia son tourment.

Tantôt le canotier en silence pagaie,
Et tantôt il redit, d'une voix qui s'égaie,
Les chansons que naguère il chantait fièrement
Sur ses fleuves aimés. Et, dans l'éloignement,
Sous la ramure épaisse où la faune fourmille,
Semblables aux frissons qui troublent la charmille,
Semblables aux soupirs qui viennent des beffrois,
Montèrent mille sons, mystérieuses voix
Des esprits ou des vents de cette solitude,
Qui venaient se mêler aux cris d'inquiétude
Des fauves effrayés, au vol du grand condor,
Au long rugissement de quelque alligator.

Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :