mercredi 3 septembre 2008

Les mains de Jeanne-Marie (Arthur Rimbaud)

La carte du comptoir des vers, dans le cadre de sa série sur la matière première du poème le pied, poursuit l'exploitation d'un filon inespéré d'Arthur Rimbaud.
La livraison de ce soir est un poème méconnu, marqué par
la Commune de Paris, qui voisine sans souci
Voyelles, Sensations, Ma Bohème, Chanson de la plus haute tour, le Dormeur du Val, le Bateau Ivre, Vénus Anadyomène, Mes petites amoureuses ou même l'Orgie parisienne.

Malheureusement
Guillaume Apollinaire (le Pont Mirabeau, Nuit Rhénane, l'Adieu ...) reste quant à lui toujours aussi rare ...


Jeanne-Marie a des mains fortes,

Mains sombres que l'été tanna,

Mains pâles comme des mains mortes.

Sont-ce des mains de Juana ?

Ont-elles pris les crèmes brunes

Sur les mares des voluptés ?

Ont-elles trempé dans des lunes

Aux étangs de sérénités ?

Ont-elles bu des cieux barbares,

Calmes sur les genoux charmants ?

Ont-elles roulé des cigares

Ou trafiqué des diamants ?

Sur les pieds ardents des Madones

Ont-elles fané des fleurs d'or ?

C'est le sang noir des belladones

Qui dans leur paume éclate et dort.

Mains chasseresses des diptères

Dont bombinent les bleuisons

Aurorales, vers les nectaires ?

Mains décanteuses de poisons ?

Oh ! quel Rêve les a saisies

Dans les pandiculations ?

Un rêve inouï des Asies,

Des Khenghavars ou des Sions ?

Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,

Ni bruni sur les pieds des dieux :

Ces mains n'ont pas lavé les langes

Des lourds petits enfants sans yeux.

Ce ne sont pas mains de cousine

Ni d'ouvrières aux gros fronts

Que brûle, aux bois puant l'usine,

Un soleil ivre de goudrons.

Ce sont des ployeuses d'échines,

Des mains qui ne font jamais mal,

Plus fatales que des machines,

Plus fortes que tout un cheval !

Remuant comme des fournaises,

Et secouant tous ses frissons,

Leur chair chante des Marseillaises

Et jamais les Eleisons !

Ça serrerait vos cous, ô femmes

Mauvaises, ça broierait vos mains,

Femmes nobles, vos mains infâmes

Pleines de blancs et de carmins.

L'éclat de ces mains amoureuses

Tourne le crâne des brebis !

Dans leurs phalanges savoureuses

Le grand soleil met un rubis !

Une tache de populace

Les brunit comme un sein d'hier ;

Le dos de ces Mains est la place

Qu'en baisa tout Révolté fier !

Elles ont pâli, merveilleuses,

Au grand soleil d'amour chargé,

Sur le bronze des mitrailleuses

A travers Paris insurgé !

Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,

A vos poings, Mains où tremblent nos

Lèvres jamais désenivrées,

Crie une chaîne aux clairs anneaux !

Et c'est un soubresaut étrange

Dans nos êtres, quand, quelquefois,

On veut vous déhâler, Mains d'ange,

En vous faisant saigner les doigts !