vendredi 14 septembre 2007

Le bouc aux enfants (Jean Richepin)

Sous bois, dans le pré vert dont il a brouté l'herbe,

Un grand bouc est couché, pacifique et superbe.

De ses cornes en pointe, aux noeuds superposés,

La base est forte et large et les bouts sont usés ;

Car le combat jadis était son habitude.

Le poil, soyeux à l'oeil, mais au toucher plus rude,

Noir tout le long du dos, blanc au ventre, à flots fins

Couvre sans les cacher les deux flancs amaigris.

Et les genoux calleux et la jambe tortue,

La croupe en pente abrupte et l'échine pointue,

La barbe raide et blanche et les grands cils des yeux

Et le nez long, font voir que ce bouc est très vieux.

Aussi, connaissant bien que la vieillesse est douce,

Deux petits mendiants s'approchent, sur la mousse,

Du dormeur qui, l'oeil clos, semble ne pas les voir.

Des cornes doucement ils touchent le bout noir.

Puis, bientôt enhardis et certains qu'il sommeille,

Ils lui tirent la barbe en riant. Lui, s'éveille,

Se dresse lentement sur ses jarrets noueux,

Et les regarde rire, et rit presque avec eux.

De feuilles et de fleurs ornant sa tête blanche,

Ils lui mettent un mors taillé dans une branche,

Et chassent devant eux à grands coups de rameau

Le vénérable chef des chèvres du hameau.

Avec les sarments verts d'une vigne sauvage

Ils ajustent au mors des rênes de feuillage.

Puis, non contents, malgré les pointes de ses os,

Ils montent tous les deux à cheval sur son dos,

Et se tiennent aux poils, et de leurs jambes nues

Font sonner les talons sur ses côtes velues.

On entend dans le bois, de plus en plus lointains,

Les voix, les cris peureux, les rires argentins ;

Et l'on voit, quand ils vont passer sous une branche,

Vers la tête du bouc leur tête qui se penche,

Tandis que sous leurs coups et sans presser son pas

Lui va tout doucement pour qu'ils ne tombent pas.