dimanche 25 novembre 2007

Evangéline (Henry Wadsworth Longfellow) [neuvième partie]

Evangéline est un très long et très épique poème de Henry Wadsworth Longfellow (plus de 3000 lignes et 20 000 mots) qui raconte la déportation des Acadiens.
Ce poème a eu un grand effet sur les cultures acadiennes et
canadiennes (d'après Wikipedia).
La traduction en
français est due à Pamphile Le May.
Poésie en vrac va publier petit à petit l'intégralité de ce poème incroyable.

Cependant, aussitôt que LeBlanc arriva,
De son siège, au foyer, Basile se leva.

Il lui tendit la main. Puis, la voix animée,
Et faisant de sa pipe onduler la fumée:
-"Allons! père LeBlanc, commença-t-il alors,
"Vous avez entendu, ce qu'on dit au-dehors.
"Sait-on bien ce qu'ici les vaisseaux viennent faire?
"Avez-vous du nouveau?"
"Je ne sais quelle affaire,
"Lui répondit LeBlanc d'un ton de bonne humeur,
"Amène ces vaisseaux. Je connais la rumeur,
"Et j'ai glané, ma foi, mainte chose au passage,
"Mais ne répétons rien, c'est peut-être plus sage.
"Je ne puis, toutefois, croire que ces bateaux
"Viennent pour ravager nos fertiles côteaux.
"Les Anglais voudraient-ils nous déclarer la guerre ?
"Il faut un bon motif. Pour moi, je ne crains guère.

"Nom de Dieu! s'écria le bouillant forgeron,
"Qui parfois décochait joliment un juron,
"Il nous faut donc alors chercher, en toute chose,
"Le pourquoi, le comment ? Il n'est rien que l'on n'ose.
"L'injustice est partout, et personne n'a tort;
"Tout le droit maintenant appartient au plus fort".

Sans paraître observer la chaleur de Basile,
LeBlanc continua d'une voix fort tranquille:
"L'homme est injuste, soit : le bon Dieu ne l'est pas
"La justice triomphe à son tour ici-bas,
"Et, pour preuve, je vais vous redire une histoire
'Qui ne s'efface point de ma vieille mémoire,
"Elle me consolait de mon sort déloyal,
Lorsque j'étais captif au fort de Port-Royal,

Le vieillard aimait bien cette histoire touchante.
A ceux que maltraitait quelque langue méchante,
A ceux qui sur l'honneur ne voulaient plus compter,
D'une voix tout émue il allait la conter.

"Que la crainte de Dieu, dit-il, se perpétue!
"Jadis, dans une ville, était une statue:
"La Justice. De bronze, au piédestal d'airain,
"Elle avait bel aspect, et son regard serein
"Aux désirs criminels imposait le silence.
"Sa droite tient le fer, sa gauche, la balance,
"Emblèmes éloquents de l'équitable loi
"Qui veillait sur les biens, sur les moeurs, sur la foi.
"Et des oiseaux, nichaient dans les plateaux sans craindre
"Le glaive flamboyant qui semblait les atteindre.

"Pourtant il arriva, dans la suite des temps,
"Qu'on vit se pervertir les moeurs des habitants:
"Et le faible, sans cesse en butte à l'ironie,
"Dut subir du plus fort la lâche tyrannie.
"On afficha le vice, et plus d'un tribunal
"Outragea l'innocence et protégea le mal.

"Un collier disparut de la maison d'un noble.
"On conclut aussitôt à quelque vol ignoble,
"Et l'on chercha partout, mais en vain, des témoins.
"On voulut sur quelqu'un se venger néanmoins.
"Devant un intrigant revêtu de l'hermine,
"On accusa, sans honte, une pauvre orpheline
'Qui depuis de longs jours servait fidèlement.
"Le procès, pour la forme, eut lieu fort promptement,
'Et le juge pervers, d'une voix émouvante,
"A mourir au gibet condamna la servante.

"Autour de l'échafaud on vit les curieux,
"Pressés, impatients, inonder tous les lieux.
"Par le triste chemin que la foule jalonne,
"La victime s'avance au pied de la colonne.
"Le bourreau la saisit. Au moment solennel
"Où son âme montait vers le Juge éternel,
"Un orage, soudain, gronde, éclate. La foudre
"Descend sur la statue et la réduit en poudre.
"Or, la balance tombe avec un grand fracas,
"Et, dans l'un des plateaux qui se brisent en bas,
"On voit un nid brillant. C'était un nid de pie
"Dont les parois d'argile, avec coquetterie,
"Retenaient encastré le collier précieux.
"C'est ainsi qu'éclata la Justice des cieux."

Quand la père LeBlanc eut fini son histoire,
Basile ne dit mot. Mais il était notoire
Qu'il ne s'inclinait pas devant son argument.
Il voulait répliquer et ne savait comment.
De ces luttes de mots il avait peu l'usage,
Et ses pensées restaient empreintes sur son visage,
Comme, sur une vitre, au souffle des hivers,
Les bizarres profils de cent dessins divers.

Alors Évangéline, à la braise de l'âtre,
S'empresse d'allumer la lampe au pied d'albâtre,
Car la nuit qui descend répand l'obscurité.
Puis, lorsque la maison est pleine de clarté,
Elle va, souriant, déposer sur la table,
Un pot d'étain rempli d'un cidre délectable.

Prenant, bientôt après, son encre et son papier,
Le vieux notaire écrit, d'un style régulier,
Les noms des contractants, la date, et puis leur âge.
La dot qu'Évangéline apporte en mariage,
Et maints autres détails, sans en oublier un.
Et, quand tout fut écrit comme voulait chacun,
Que le sceau de la loi fut mis, brillant et large
Comme un soleil levant, sur le blanc de la marge,
L'équitable fermier, toujours simple et courtois,
Tira de son gousset sa bourse de chamois
Et paya, tout joyeux, comme une chose exacte,
En beaux écus sonnants, trois fois le prix de l'acte.
Se levant, le notaire ému, mais enchanté,
Embrasse les promis et boit à leur santé.

Il assèche sa lèvre où le vieux cidre écume;
Derrière son oreille il enfonce sa plume;
Il roule son papier, puis à tous dit bonsoir.

Alors ceux qui restaient vinrent, sans bruit, s'asseoir
Devant la cheminée où rayonnait la braise.
Évangéline prend, dès qu'ils sont à leur aise,
Le damier redoutable, et le porte aux vieillards.

Pour en savoir plus sur l'Acadie et Evangéline (avec notamment quelques cartes géographiques anciennes de l'Acadie) :