lundi 9 juillet 2007

La maison du berger (Alfred de Vigny)

Si ton coeur, gémissant du poids de notre vie,

Se traîne et se débat comme un aigle blessé,

Portant comme le mien, sur son aile asservie,

Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;

S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie immortelle,

S'il ne voit plus l'amour, son étoile fidèle,

Eclairer pour lui seul l'horizon effacé ;

Si ton âme enchaînée, ainsi que l'est mon âme,

Lasse de son boulet et de son pain amer,

Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,

Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,

Et, cherchant dans les flots une route inconnue,

Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue

La lettre sociale écrite avec le fer ;

Si ton corps frémissant des passions secrètes,

S'indigne des regards, timide et palpitant ;

S'il cherche à sa beauté de profondes retraites

Pour la mieux dérober au profane insultant ;

Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,

Si ton beau front rougit de passer dans les songes

D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;

Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin

Du haut de nos pensers vois les cités serviles

Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.

Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,

Libres comme la mer autour des sombres îles.

Marche à travers les champs une fleur à la main.

La Nature t'attend dans un silence austère ;

L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,

Et le soupir d'adieu du soleil à la terre

Balance les beaux lys comme des encensoirs.

La forêt a voilé ses colonnes profondes,

La montagne se cache, et sur les pâles ondes

Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

Le crépuscule ami s'endort dans la vallée,

Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon,

Sous les timides joncs de la source isolée

Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,

Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,

Jette son manteau gris sur le bord des rivages,

Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison.

Il est sur ma montagne une épaisse bruyère

Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,

Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,

Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.

Viens y cacher l'amour et ta divine faute ;

Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,

J'y roulerai pour toi la Maison du Berger.

Elle va doucement avec ses quatre roues,

Son toit n'est pas plus haut que ton front et tes yeux

La couleur du corail et celle de tes joues

Teignent le char nocturne et ses muets essieux.

Le seuil est parfumé, l'alcôve est large et sombre,

Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l'ombre,

Pour nos cheveux unis, un lit silencieux.

Je verrai, si tu veux, les pays de la neige,

Ceux où l'astre amoureux dévore et resplendit,

Ceux que heurtent les vents, ceux que la mer assiège,

Ceux où le pôle obscur sous sa glace est maudit.

Nous suivrons du hasard la course vagabonde.

Que m'importe le jour ? que m'importe le monde ?

Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit.

Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante

Sur le fer des chemins qui traversent les monts,

Qu'un Ange soit debout sur sa forge bruyante,

Quand elle va sous terre ou fait trembler les ponts

Et, de ses dents de feu, dévorant ses chaudières,

Transperce les cités et saute les rivières,

Plus vite que le cerf dans l'ardeur de ses bonds

Oui, si l'Ange aux yeux bleus ne veille sur sa route,

Et le glaive à la main ne plane et la défend,

S'il n'a compté les coups du levier, s'il n'écoute

Chaque tour de la roue en son cours triomphant,

S'il n'a l'oeil sur les eaux et la main sur la braise

Pour jeter en éclats la magique fournaise,

Il suffira toujours du caillou d'un enfant.

Sur le taureau de fer qui fume, souffle et beugle,

L'homme a monté trop tôt. Nul ne connaît encor

Quels orages en lui porte ce rude aveugle,

Et le gai voyageur lui livre son trésor,

Son vieux père et ses fils, il les jette en otage

Dans le ventre brûlant du taureau de Carthage,

Qui les rejette en cendre aux pieds du Dieu de l'or.

Mais il faut triompher du temps et de l'espace,

Arriver ou mourir. Les marchands sont jaloux.

L'or pleut sous les chardons de la vapeur qui passe,

Le moment et le but sont l'univers pour nous.

Tous se sont dit : " Allons ! " Mais aucun n'est le maître

Du dragon mugissant qu'un savant a fait naître ;

Nous nous sommes joués à plus fort que nous tous.

Eh bien ! que tout circule et que les grandes cause

Sur des ailes de feu lancent les actions,

Pourvu qu'ouverts toujours aux généreuses choses,

Les chemins du vendeur servent les passions.

Béni soit le Commerce au hardi caducée,

Si l'Amour que tourmente une sombre pensée

Peut franchir en un jour deux grandes nations.

Mais, à moins qu'un ami menacé dans sa vie

Ne jette, en appelant, le cri du désespoir,

Ou qu'avec son clairon la France nous convie

Aux fêtes du combat, aux luttes du savoir ;

A moins qu'au lit de mort une mère éplorée

Ne veuille encor poser sur sa race adorée

Ces yeux tristes et doux qu'on ne doit plus revoir,

Evitons ces chemins. - Leur voyage est sans grâces,

Puisqu'il est aussi prompt, sur ses lignes de fer,

Que la flèche lancée à travers les espaces

Qui va de l'arc au but en faisant siffler l'air.

Ainsi jetée au loin, l'humaine créature

Ne respire et ne voit, dans toute la nature,

Qu'un brouillard étouffant que traverse un éclair.

On n'entendra jamais piaffer sur une route

Le pied vif du cheval sur les pavés en feu ;

Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute,

Le rire du passant, les retards de l'essieu,

Les détours imprévus des pentes variées,

Un ami rencontré, les heures oubliées

L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu.

La distance et le temps sont vaincus. La science

Trace autour de la terre un chemin triste et droit.

Le Monde est rétréci par notre expérience

Et l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit.

Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,

Immobile au seul rang que le départ assigne,

Plongé dans un calcul silencieux et froid.

Jamais la Rêverie amoureuse et paisible

N'y verra sans horreur son pied blanc attaché ;

Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible

Versent un long regard, comme un fleuve épanché ;

Qu'elle interroge tout avec inquiétude,

Et, des secrets divins se faisant une étude,

Marche, s'arrête et marche avec le col penché.