mardi 14 octobre 2008

Les poètes de sept ans (Arthur Rimbaud)

La carte du comptoir des vers continue sa série sur la matière première du poème le pied avec la fin du filon d'Arthur Rimbaud.
Cette livraison est un poème tragique sur l'enfance qui mériterait d'être aussi renommé que
Voyelles, Sensations, Ma Bohème, Chanson de la plus haute tour, le Dormeur du Val, le Bateau Ivre, Vénus Anadyomène, Mes petites amoureuses ou pourquoi pas l'Orgie parisienne.

Aux dernières nouvelles, toujours pas de
Guillaume Apollinaire (le Pont Mirabeau, Nuit Rhénane, l'Adieu ...) ...


Et la Mère, fermant le livre du devoir,

S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,

Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,

L'âme de son enfant livrée aux répugnances.

Tout le jour il suait d'obéissance ; très

Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits

Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.

Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,

En passant il tirait la langue, les deux poings

A l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.

Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe

On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,

Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été

Surtout, vaincu, stupide, il était entêté

A se renfermer dans la fraîcheur des latrines :

Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.

Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet

Derrière la maison, en hiver, s'illunait,

Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne

Et pour des visions écrasant son oeil darne,

Il écoutait grouiller les galeux espaliers.

Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers

Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue,

Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue

Sous des habits puant la foire et tout vieillots,

Conversaient avec la douceur des idiots !

Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,

Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,

De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.

C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment !

A sept ans, il faisait des romans, sur la vie

Du grand désert, où luit la Liberté ravie,

Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait

De journaux illustrés où, rouge, il regardait

Des Espagnoles rire et des Italiennes.

Quand venait, l'oeil brun, folle, en robes d'indiennes,

Huit ans - la fille des ouvriers d'à côté,

La petite brutale, et qu'elle avait sauté,

Dans un coin, sur son dos en secouant ses tresses,

Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,

Car elle ne portait jamais de pantalons ;

Et, par elle meurtri des poings et des talons,

Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.

Il craignait les blafards dimanches de décembre,

Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,

Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;

Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve.

Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,

Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg

Où les crieurs, en trois roulements de tambour,

Font autour des édits rire et gronder les foules.

Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles

Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,

Font leur remuement calme et prennent leur essor !

Et comme il savourait surtout les sombres choses,

Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,

Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,

Il lisait son roman sans cesse médité,

Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,

De fleurs de chair aux bois sidérals déployées,

Vertige, écroulements, déroutes et pitié !

Tandis que se faisait la rumeur du quartier,

En bas, seul, et couché sur des pièces de toile

Écrue, et pressentant violemment la voile !