samedi 17 novembre 2007

La ville (Emile Verhaeren)

Tous les chemins vont vers la ville.

Du fond des brumes,

Avec tous ses étages en voyage

Jusqu'au ciel, vers de plus hauts étages,

Comme d'un rêve, elle s'exhume.

Là-bas,

Ce sont des ponts musclés de fer,

Lancés, par bonds, à travers l'air ;

Ce sont des blocs et des colonnes

Que décorent Sphinx et Gorgones ;

Ce sont des tours sur des faubourgs ;

Ce sont des millions de toits

Dressant au ciel leurs angles droits :

C'est la ville tentaculaire,

Debout,

Au bout des plaines et des domaines.

Des clartés rouges

Qui bougent

Sur des poteaux et des grands mâts,

Même à midi, brûlent encor

Comme des oeufs de pourpre et d'or ;

Le haut soleil ne se voit pas :

Bouche de lumière, fermée

Par le charbon et la fumée.

Un fleuve de naphte et de poix

Bat les môles de pierre et les pontons de bois,

Les sifflets crus des navires qui passent

Hurlent de peur dans le brouillard,

Un fanal vert est leur regard

Vers l'océan et les espaces.

Des quais sonnent aux chocs de lourds fourgons,

Des tombereaux grincent comme des gonds,

Des balances de fer font choir des cubes d'ombre

Et les glissent soudain en des sous-sols de feu,

Des ponts s'ouvrant par le milieu,

Entre les mâts touffus dressent des gibets sombres

Et des lettres de cuivre inscrivent l'univers,

Immensément, par à travers

Les toits, les corniches et les murailles,

Face à face, comme en bataille.

Et tout là-bas, passent chevaux et roues,

Filent les trains, vole l'effort,

Jusqu'aux gares, dressant, telles des proues

Immobiles, de mille en mille, un fronton d'or.

Des rails ramifiés y descendent sous terre

Comme en des puits et des cratères

Pour reparaître au loin en réseaux clairs d'éclairs

Dans le vacarme et la poussière.

C'est la ville tentaculaire.

La rue - et ses remous comme des câbles

Noués autour des monuments

Fuit et revient en longs enlacements ;

Et ses foules inextricables,

Les mains folles, les pas fiévreux,

La haine aux yeux,

Happent des dents le temps qui les devance.

A l'aube, au soir, la nuit,

Dans la hâte, le tumulte, le bruit,

Elles jettent vers le hasard l'âpre semence

De leur labeur que l'heure emporte.

Et les comptoirs mornes et noirs

Et les bureaux louches et faux

Et les banques battent des portes

Aux coups de vent de la démence.

Le long du fleuve, une lumière ouatée,

Trouble et lourde, comme un haillon qui brûle,

De réverbère en réverbère se recule.

La vie avec des flots d'alcool est fermentée.

Les bars ouvrent sur les trottoirs

Leurs tabernacles de miroirs

Où se mirent l'ivresse et la bataille,

Une aveugle s'appuie à la muraille

Et vend de la lumière, en des boîtes d'un sou ;

La débauche et le vol s'accouplent en leur trou ;

La brume immense et rousse

Parfois jusqu'à la mer recule et se retrousse

Et c'est alors comme un grand cri jeté

Vers le soleil et sa clarté :

Places, bazars, gares, marchés,

Exaspèrent si fort leur vaste turbulence

Que les mourants cherchent en vain le moment de silence

Qu'il faut aux yeux pour se fermer.

Telle, le jour - pourtant, lorsque les soirs

Sculptent le firmament, de leurs marteaux d'ébène,

La ville au loin s'étale et domine la plaine

Comme un nocturne et colossal espoir,

Elle surgit : désir, splendeur, hantise ;

Sa clarté se projette en lueurs jusqu'aux cieux,

Son gaz myriadaire en buissons d'or s'attise,

Ses rails sont des chemins audacieux

Vers le bonheur fallacieux

Que la fortune et la force accompagnent ;

Ses murs se dessinent pareils à une armée

Et ce qui vient d'elle encore de brume et de fumée

Arrive en appels clairs vers les campagnes.

C'est la ville tentaculaire,

La pieuvre ardente et l'ossuaire

Et la carcasse solennelle.

Et les chemins d'ici s'en vont à l'infini

Vers elle.