dimanche 18 novembre 2007

Le bazar (Emile Verhaeren)

C'est un bazar, au bout des faubourgs rouges :

Etalages toujours montants, toujours accrus,

Tumulte et cris jetés, gestes vifs et bourrus

Et lettres d'or, qui soudain bougent,

En torsades, sur la façade.

C'est un bazar, avec des murs géants

Et des balcons et des sous-sols béants

Et des tympans montés sur des corniches

Et des drapeaux et des affiches

Où deux clowns noirs plument un ange.

On y étale à certains jours,

En de vaines et frivoles boutiques,

Ce que l'humanité des temps antiques

Croyait divinement être l'amour,

Aussi les Dieux et leur beauté

Et l'effrayant aspect de leur éternité

Et leurs yeux d'or et leurs mythes et leurs emblèmes

Et les livres qui les blasphèment.

Toutes ardeurs, tous souvenirs, toutes prières

Sont là, sur des étaux et s'empoussièrent,

Des mots qui renfermaient l'âme du monde

Et que les prêtres seuls disaient au nom de tous

Sont charriés et ballottés, dans la faconde

Des camelots et des voyous.

L'immensité se serre en des armoires

Dérisoires et rayonne de plaies,

Et le sens même de la gloire

Se définit par des monnaies.

Lettres jusqu'au ciel, lettres en or qui bouge,

C'est un bazar au bout des faubourgs rouges !

La foule et ses flots noirs

S'y bousculent près des comptoirs
,

La foule, oh ses désirs multipliés,

Par centaines et par milliers !

Y tourne, y monte, au long des escaliers,

Et s'érige folle et sauvage,

En spirale, vers les étages.

Là-haut, c'est la pensée

Immortelle, mais convulsée,

Avec ses triomphes et ses surprises
,

Qu'à la hâte on expertise.

Tous ceux dont le cerveau


S'enflamme aux feux des problèmes nouveaux,

Tous les chercheurs qui se fixent pour cible

Le front d'airain de l'impossible

Et le cassent, pour que les découvertes

S'en échappent, ailes ouvertes,

Sont là gauches, fiévreux, distraits,

Dupes des gens qui les renient

Mais utilisent leur génie,

Et font argent de leurs secrets.

Oh ! les Edens, là-bas, au bout du monde,

Avec des glaciers purs à leurs sommets sacrés,

Que ces voyants des lois profondes

Ont explorés,


Sans se douter qu'ils sont les Dieux.

Oh ! leur ardeur à recréer la vie,

Selon la foi qu'ils ont en eux

Et la douceur et la bonté de leurs grands yeux
,

Quand, revenus de l'inconnu

Vers les hommes, d'où ils s'érigent,

On leur vole ce qui leur reste aux mains

De vérité conquise et de destin.

C'est un bazar tout en vertiges

Que bat, continûment, la foule, avec ses houles

Et ses vagues d'argent et d'or ;

C'est un bazar tout en décors,

Avec des tours, avec des rampes de lumières ;

C'est un bazar bâti si haut que, dans la nuit,

Il apparaît la bête et de flamme et de bruit

Qui monte épouvanter le silence stellaire.