Une martyre ou le dessin d'un maître inconnu (Charles Baudelaire)
La carte du comptoir des vers poursuit sa série consacrée à Charles Baudelaire. Après Toute entière, le chat, quand le ciel bas et lours pèse comme un couvercle, le soleil, l'albatros, "j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans" et les bijoux, voici un autre opus bijoutier du grand maître de la neurasthénie.
Pour les puristes, la carte du comptoir poétique indique que la martyre est composée de quinze quatrains.
Cette arrivée soudaine de Baudelaire, que ses ailes de géant empêchent souvent de marcher, amène la carte du comptoir des poésies, sans aucun commentaire, à repousser au fond de la boutique Heredia (les Conquérants, le voeu, le vitrail), Edmond Rostand (tirade des nez de Cyrano de Bergerac, sept moyens de monter dans la Lune, petit chat, rois mages, l'hymne au soleil, nénuphars), Du Bellay (Heureux qui comme Ulysse, au fleuve de Loire), Aragon (Elsa, Chambres d'un moment, Chambre garnie, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, Nous dormirons ensemble, L'étrangère, Charlot mystique, Un jour un jour, Que serais-je sans toi ?, Santa Espina, La rose et le réséda, La belle italienne, Les mains d'Elsa, Elsa au miroir, J'arrive où je suis étranger, L'affiche rouge, Les yeux d'Elsa), Arthur Rimbaud (le Bateau Ivre, le Dormeur du Val, Voyelles, Sensations, Chanson de la plus haute tour, Vénus Anadyomène, Ma Bohème, Petites amoureuses ou l'Orgie parisienne) et Guillaume Apollinaire (le Pont Mirabeau, Nuit Rhénane, La Victoire, Annie, l'Adieu, A l'Italie, Le Chef de Section, l'Emigrant de Landor Road, Marizibill, Nocturne, Ô naturel désir, Dans l'Abri-caverne, Chant de l'Horizon en Champagne, Acousmate, Le Vigneron Champenois, A la Santé ...).
Au milieu des flacons, des étoffes lamées
Et des meubles voluptueux,
Des marbres, des tableaux, des robes parfumées
Qui traînent à plis somptueux,
Dans une chambre tiède où, comme en une serre,
L'air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre
Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
Sur l'oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve
Avec l'avidité d'un pré.
Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose ; et, vide de pensers,
Un regard vague et blanc comme le crépuscule
S'échappe des yeux révulsés.
Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale
Dans le plus complet abandon
La secrète splendeur et la beauté fatale
Dont la nature lui fit don,
Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe,
Comme un souvenir est resté ;
La jarretière, ainsi qu'un oeil secret qui flambe,
Darde un regard diamanté.
Le singulier aspect de cette solitude
Et d'un grand portrait langoureux,
Aux yeux provocateurs comme son attitude,
Révèle un amour ténébreux,
Une coupable joie et des fêtes étranges
Pleines de baisers infernaux,
Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges
Nageant dans les plis des rideaux,
Et cependant, à voir la maigreur élégante
De l'épaule au contour heurté,
La hanche un peu pointue et la taille fringante
Ainsi qu'un reptile irrité,
Elle est bien jeune encor ! Son âme exaspérée
Et ses sens par l'ennui mordus
S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée
Des désirs errants et perdus ?
L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
Malgré tant d'amour, assouvir,
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
L'immensité de son désir ?
Réponds, cadavre impur ! Et par tes tresses roides
Te soulevant d'un bras fiévreux,
Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides
Collé les suprêmes adieux ?
Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, étrange créature,
Dans ton tombeau mystérieux,
Ton époux court le monde, et ta forme immortelle
Veille près de lui quand il dort,
Autant que toi sans doute il te sera fidèle,
Et constant jusques à la mort.