samedi 31 janvier 2009

Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre [prélude à Sarah] (Charles Baudelaire)

Loin des bijoux, la carte du comptoir des vers continue sa série consacrée à Charles Baudelaire. Après Toute entière, le chat, quand le ciel bas et lours pèse comme un couvercle, le soleil, l'albatros, "j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans", correspondances, une mendiante rousse, une martyre et les bijoux, voici un poème proposant un regard très humain sur la prostitution et sur le métier d'écrivain.
Serge Reggiani a popularisé cet opus de Baudelaire en reprenant quelques vers des trois derniers quatrains dans le prélude à Sarah.
Pour les puristes, la
carte du comptoir poétique indique que je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre était initialement composé de douze strophes de quatre vers .

Cette injection continue de Baudelaire, que ses ailes de géant empêchent souvent de marcher, conduisent la carte du comptoir des poésies, sans aucun commentaire, à arrêter pour l'instant de faire dans l'Heredia (les Conquérants, le voeu, le vitrail), d'Edmond Rostand (tirade des nez de Cyrano de Bergerac, sept moyens de monter dans la Lune, petit chat, l'hymne au soleil, rois mages, nénuphars), le Du Bellay (Heureux qui comme Ulysse, au fleuve de Loire), l'Aragon (Elsa, Chambre garnie, Nous dormirons ensemble, L'étrangère, Que serais-je sans toi ?, Chambres d'un moment, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, Un jour un jour, Charlot mystique, Santa Espina, La rose et le réséda, La belle italienne, Les mains d'Elsa, Elsa au miroir, J'arrive où je suis étranger, L'affiche rouge, Les yeux d'Elsa), l'Arthur Rimbaud (le Bateau Ivre, Voyelles, Ma Bohème, Sensations, Vénus Anadyomène, Chanson de la plus haute tour, le Dormeur du Val, Petites amoureuses ou l'Orgie parisienne) et le Guillaume Apollinaire (le Pont Mirabeau, Ô naturel désir, Acousmate, Annie, l'Adieu, Marizibill, Nocturne, La Victoire, A l'Italie, Le Chef de Section, l'Emigrant de Landor Road, Dans l'Abri-caverne, Le Vigneron Champenois, Nuit Rhénane, Chant de l'Horizon en Champagne, A la Santé ...).


Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre :

La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre,

Invisible aux regards de l'univers moqueur,

Sa beauté ne fleurit que dans mon triste coeur.

Pour avoir des souliers elle a vendu son âme.

Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,

Je tranchais du Tartuffe et singeais la hauteur,

Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.

Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.

Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque ;

Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux.

De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux.

Elle louche, et l'effet de ce regard étrange

Qu'ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange,

Est tel que tous les yeux pour qui l'on s'est damné

Ne valent pas pour moi son oeil juif et cerné.

Elle n'a que vingt ans, la gorge déjà basse

Pend de chaque côté comme une calebasse,

Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,

Ainsi qu'un nouveau-né, je la tête et la mords,

Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole

Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule,

Je la lèche en silence avec plus de ferveur

Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur.

La pauvre créature, au plaisir essoufflée,

A de rauques hoquets la poitrine gonflée,

Et je devine au bruit de son souffle brutal

Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital.

Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,

Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle,

Car, ayant trop ouvert son coeur à tous venants,

Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.

Ce qui fait que de suif elle use plus de livres

Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,

Et redoute bien moins la faim et ses tourments

Que l'apparition de ses défunts amants.

Si vous la rencontrez, bizarrement parée,

Se faufilant, au coin d'une rue égarée,

Et la tête et l'oeil bas comme un pigeon blessé,

Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure

Au visage fardé de cette pauvre impure

Que déesse Famine a par un soir d'hiver,

Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohème là, c'est mon tout, ma richesse,

Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,

Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur,


Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon coeur.