dimanche 1 mars 2009

Paris aux réverbères (Alphonse Esquiros)

La carte du comptoir des vers propose en plat du jour Paris aux réverbères, opus d'Alphonse Esquiros, poète romantique et socialiste, injustement méconnu.
Alphonse Esquiros fut, comme Victor Hugo, de tous les combats pour la République et contre le Second Empire de Napoléon III. Durant la Commune de Paris en 1870 / 1871, il était dans les Bouches du Rhône pour mettre en place le nouvel ordre républicain.
Ce poème comporte une allusion à la peine de mort désapprouvée par son auteur.

La carte du comptoir des poésies, sans commentaire additionel, suggère aussi de parcourir ses "classiques" proposés en bas de ce poème.


Paris dort : avez-vous, nocturne sentinelle,

Gravi, minuit sonnant, le pont de la Tournelle,

C'est de là que l'on voit Paris de fange imbu,

Et comme un mendiant ivre près d'une cuve

Le géant est qui ronfle et qui râle, et qui cuve

Le vin ou le sang qu'il a bu.

C'était donc aujourd'hui fête à la guillotine ;

Un homme, ce matin, dressait une machine

Sur la place où là-bas le sang est mal lavé,

Au peuple qui hurlait comme autour d'une orgie,

Le bourreau las jetait avec sa main rougie

Une tête sur le pavé.

Et puis voici surgir la vieille cathédrale

Avec son front rugueux et son bourdon qui râle ;

Comme un large vaisseau portant l'humanité

Déployant ses deux mâts, avançant sa carène,

Elle semble être prête, en labourant l'arène,

A partir pour l'éternité !

Entendez-vous dans l'ombre aboyer les cerbères

J'aime à voir dans les flots briller les réverbères ;

C'est un concert de nuit ; c'est la grande cité,

Avec ses yeux de feu, qui de loin me regarde.

C'est la voix d'une ronde ou le fusil d'un garde

Qui passe dans I'obscurité.

Pendant que je suis là, que de haine assouvie ;

C'est le fils, du linceul couvrant sa mère en vie,

Le vieux magicien interrogeant l'enfer,

La veuve qui poursuit quelque passant qui rôde,

Et se vautre avec lui dans la couche encor chaude

D'un époux qui vivait hier.

Mais, atome perdu dans la cité béante,

Je suis seul ; pas de main à ma main suppliante

Ne s'unit ; non, pour moi, pas de souffle embaumé,

Pas de regard de miel, pas une lèvre rose,

Pas de sein où mon front fatigué se repose,

Et je mourrai sans être aimé !

Si, du pont dans les flots, ma tête la première

Tombait ; des bateliers, quand viendra la lumière

Porteraient à la morgue un cadavre inconnu ;

Et demain seulement, ma pauvre et vieille mère,

En roulant dans les yeux une douleur amère,

Se pencherait sur mon corps nu !

Une voix par-derrière, en riant me tutoie,

Un bras lascif et nu dans l'ombre me coudoie,

Une femme, en passant, que je n'ose toucher,

Plus vile sous mes pieds que la fange du monde,

Avec un sein qui gonfle, avec un rire immonde,

Me dit : "Ange, viens donc coucher."

Ô profanation ! Quelle pensée amère !

L'amour, ce don du ciel, qui se vend à l'enchère,

On n'a plus pour dormir d'ombre sur les chemins

Au lieu d'un papillon, on prend une chenille,

On ne peut rien toucher, ni la fleur, ni la fille,

Sans avoir de la boue aux mains.

Oh ! Que Paris est laid ! Sous ses sombres nuages

Que j'ai souvent rêvé de longs et beaux voyages !

J'aimerais tant le ciel, les palmiers d'Orient,

La gazelle qui fuit à l'ombre des platanes

Et sous un dais brodé les magiques sultanes

Qui regardent en souriant.

Ou dans un vieux donjon, ma muse chatelaine

Vide près du foyer sa coupe de vin pleine ;

J'ai des vassaux, le soir, qui parlent du vieux temps,

Un ami vient s'asseoir près de l'âtre fidèle.

Je vois à ma fenêtre un nid où l'hirondelle

Doit revenir pour le printemps.

Dans un monde encor vierge, aux champs d'Océanie,

Je voudrais promener ma fortune bannie ;

Moi je suis fils des eaux, de l'orage et des vents ;

Je voudrais, habitant d'une cité flottante,

Vivre au milieu d'un fleuve et déployer ma tente

Sur les joncs et les flots mouvants.

Vains rêves ! Pour voler, mon coursier n'a pas d'aile,

Personne ne voudra me prendre en sa nacelle ;

L'argent, froid positif, m'enchaîne sur ces bords ;

On ne peut pas franchir l'océan à la nage,

Et les flots, sans salaire, au milieu de l'orage,

Ne voiturent que les corps morts.

Lors je me prends d'amour pour les blanches étoiles,

Je regarde la lune au fond d'un ciel sans voiles ;

Je rêve à la nature et dans l'ombre à pas lent,

Plus heureux que celui que le remords agite,

En grelottant de froid je regagne mon gîte

Et prends pitié de l'opulent.

Si vous voulez savoir où loge le poète

Allez à Saint-Gervais, l'église où le vent fouette,

Regardez devant vous cette maison en deuil,

Bien pauvre et bien vilaine où, comme lui, Voltaire

Travaillait pour gagner quelques pouces de terre

Entre la gloire et le cercueil.

C'est là, voyez-vous bien, c'est là que loin du monde

Il tient son coeur exempt de tout contact immonde,

C'est là qu'il faut monter pour lui serrer la main,

Car sa porte est toujours ouverte à la jeunesse,

Et comme Diogène il cherche, en sa détresse.

Un homme dans le genre humain.


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Les "classiques" de la
carte du comptoir des vers :


- Arthur Rimbaud : chant de guerre parisien, le bateau ivre, le dormeur du val, voyelles, sensations, Vénus Anadyomène, chanson de la plus haute tour, ma Bohème, les douaniers, l'homme juste, petites amoureuses, première soirée, aube, au cabaret vert (cinq heures du soir), Michel et Christine, Marine, les mains de Jeanne-Marie, les assis, soleil et chair, tête de faune, à la musique, mouvement, jeune ménage, age d'or, ô saisons ô chateaux, les étrennes des orphelins, Bruxelles, l'orgie parisienne, les pauvres à l'église

- Louis Aragon : l'affiche rouge, l'étrangère, que serais-je sans toi ?, est-ce ainsi que les hommes vivent ?, la belle italienne, Santa Espina, chambre garnie, chambres d'un moment, nous dormirons ensemble, la rose et le réséda, un jour un jour, Charlot mystique, Elsa, Elsa au miroir, les mains d'Elsa, j'arrive où je suis étranger, les yeux d'Elsa

- Guillaume Apollinaire : le Pont Mirabeau, l'adieu, nuit rhénane, nocturne, le vigneron champenois, ô naturel désir, le chef de section, Marizibill, l'émigrant de Landor Road, chant de l'horizon en Champagne, acousmate, la Victoire, à l'Italie, Annie, dans l'abri-caverne, à la Santé

- Charles Baudelaire : l'albatros, les bijoux, "j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans", je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre (prélude à Sarah), toute entière, une martyre, à une dame créole, j'aime le souvenir de ces époques nues, une mendiante rousse, confession, les ténèbres, quand le ciel bas et lours pèse comme un couvercle, le soleil, à celle qui est trop gaie, correspondances, le chat

- Joachim du Bellay : heureux qui comme Ulysse, au fleuve de Loire, cent fois plus qu'à louer on se plaît à médire, à Madame Marguerite d'écrire en sa langue

- Edmond Rostand : tirade des nez de Cyrano de Bergerac, sept moyens de monter dans la Lune (Cyrano de Bergerac), petit chat, l'hymne au soleil, rois mages, nénuphars

- José Maria de Heredia : les conquérants ("comme un vol de gerfauts hors du charnier natal"), l'esclave, le vitrail, soir de bataille, le voeu, le tepidarium, la belle viole, fleurs de feu, Tranquillus

- Et bien entendu, le très long et très kitsch poème acadien de H.W. Longfellow Evangéline