vendredi 20 février 2009

Les pas (Emile Verhaeren)

Sur la carte du comptoir des vers un autre Mimile Verhaeren, après la rentrée des moines, soirs d'été, les pêcheurs à cheval, la grande chambre, la ville, les cathédrales, la vieille ferme et l'étal.

A défaut de pas, la carte du comptoir des poésies, sans commentaire, propose aussi :

- Edmond Rostand : tirade des nez de Cyrano de Bergerac, sept moyens de monter dans la Lune (Cyrano de Bergerac), petit chat, l'hymne au soleil, rois mages, nénuphars

- Guillaume Apollinaire : le Pont Mirabeau, nuit rhénane, l'adieu, Marizibill, l'émigrant de Landor Road, dans l'abri-caverne, ô naturel désir, la Victoire, à l'Italie, le chef de section, nocturne, le vigneron champenois, chant de l'horizon en Champagne, acousmate, Annie, à la Santé

-
Arthur Rimbaud : le bateau ivre, le dormeur du val, voyelles, sensations, Vénus Anadyomène, petites amoureuses, l'orgie parisienne, Michel et Christine, soleil et chair, tête de faune, les mains de Jeanne-Marie, les assis, l'homme juste, au cabaret vert (cinq heures du soir), Marine, à la musique, première soirée, aube, chant de guerre parisien, les douaniers, Bruxelles, mouvement, jeune ménage, age d'or, ô saisons ô chateaux, chanson de la plus haute tour, ma Bohème, les étrennes des orphelins

- Louis Aragon : l'étrangère, que serais-je sans toi ?, est-ce ainsi que les hommes vivent ?, chambres d'un moment, chambre garnie, nous dormirons ensemble, Elsa, les mains d'Elsa, Santa Espina, la rose et le réséda, Elsa au miroir, Charlot mystique, l'affiche rouge, un jour un jour, la belle italienne, j'arrive où je suis étranger, les yeux d'Elsa

-
Charles Baudelaire : l'albatros, les bijoux, je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre (prélude à Sarah), toute entière, confession, à une dame créole, les ténèbres, "j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans", quand le ciel bas et lours pèse comme un couvercle, le soleil, à celle qui est trop gaie, correspondances, une mendiante rousse, une martyre, le chat

- José Maria de Heredia : les conquérants, lsoir de bataille, le voeu, le tepidarium, le vitrail, la belle viole, l'esclave, fleurs de feu, Tranquillus

- Joachim du Bellay : heureux qui comme Ulysse, au fleuve de Loire


L'hiver, quand on fermait,

A grand bruit lourd, les lourds volets,

Et que la lampe s'allumait

Dans la cuisine basse,

Des pas se mettaient à sonner, des pas, des pas,

Au long du mur, sur le trottoir d'en face.

Tous les enfants étaient rentrés,

Rompant leurs jeux enchevêtrés ;

Le village semblait un amas d'ombres

Autour de son clocher,

D'où les cloches déjà laissaient tomber,

Une à une, les heures sombres

Et les craintes sans nombre :

Paquets de peur, au fond du coeur,

Et malgré moi, je m'asseyais tout contre

Les lourds volets et j'écoutais et redoutais

Ces pas, toujours ces pas,

Qui s'en allaient à la rencontre

De je ne savais quoi d'obscur et de triste, là-bas.

Je connaissais celui de la servante,

Celui de l'échevin, celui du lanternier,

Celui de l'âpre et grimaçante mendiante

Qui remportait des blaireaux morts, en son panier ;

Celui du colporteur, celui du messager,

Et ceux de Pieter Hoste et de son père

Dont la maison, près du calvaire,

Portait un aigle d'or à son pignon léger.

Je les connaissais tous : ceux que scandait la canne

De l'horloger, ou bien les béquilles de Wanne

La dévote, qui priait tant que c'était trop,

Et ceux du vieux sonneur, humeur de brocs

Et tous, et tous - mais les autres, les autres ?

Il en était qui s'en venaient - savait-on d'où ?

Monotones, comme un débit de patenôtres,

Ou bien furtifs, comme les pas d'un fou,

Ou bien pesants d'une marche si lasse

Qu'ils semblaient traîner l'espace

Et le temps infini aux clous de leurs souliers.

Il en était de si tristes et de si mornes,

Surtout vers la Toussaint, quand les vents cornent

Le deuil illimité par le pays entier :

Ils revenaient de France et de Hollande,

Ils se croisaient sur la route marchande,

Ils s'étaient fuis ou rencontrés - depuis quel temps ?

Et se réenfonçaient dans l'ombre refondue,

A cette heure des morts, où des bourdons battants,

Aux quatre coins de l'étendue,

Comme des pas, sonnaient aussi.

Oh ! Tous ceux-là, avec leur fièvre et leurs soucis !

Oh ! Tous ces pas en défilé par ma mémoire !

Qui donc en redira le deuil ambulatoire

Lorsque je les guettais l'hiver, en tapinois,

Rapetissé dans mon angoisse et mon effroi,

Derrière un volet clos, au fond de mon village ?

Un soir, qu'avaient passé des attelages,

Avec des bruits de fers entrechoqués,

On trouva mort, le long du quai,

Un roulier roux qui revenait de Flandre.

On ne surprit jamais son assassin.

Mais, certes, moi, oh ! J'avais dû l'entendre

Frôler les murs, avec sa hache en main.

Une autre fois, à l'heure où le blanc boulanger,

Ses pains vendus, fermait boutique,

Il avait vu la dame énigmatique

Qu'on dit sorcière ici, et sainte un peu plus loin,

En vêtement de paille et d'or tourner le coin

Et vivement, entrer au cimetière ;

Tandis que moi, j'avais ouï, en même temps,

Son dur manteau flottant,

Comme un râteau gratter la terre.

Mon coeur avait battu si fort

Que, pendant toute une semaine,

Je ne rêvai que de la mort.

Et puis, qu'allaient-ils faire au fond des plaines

Ces autres pas qu'on entendait, vers la Noël,

Venir en masse, à travers neige et gel,

D'au-delà de l'Escaut massif et léthargique ?

Une lueur rouge et tragique

Mordait le ciel. Ils se rendaient, au long des bois,

Depuis quels temps, toujours au même endroit,

Près des mares que l'on disait hantées ;

On entendait des cris, pareils à des huées,

Monter. Et seul, le lendemain,

Le fossoyeur partait, la bêche en main,

Cacher là-bas, sous les neiges étincelantes,

Un tas de rameaux morts et de bêtes sanglantes.

Mon âme en tremble encor et mon esprit

Revoit toujours le fossoyeur qui passe,

Et quand la fièvre ameute en moi, la nuit,

Les troubles visions de ma cervelle lasse,

Les pas que j'entendis étant enfant,

Oreille au guet, genoux serrés et coeur battant,

En mes heures de veille ou de souffrance blême,

Terriblement, me traversent moi-même

Et font courir leur rythme dans mon sang.

Ils arrivent, des horizons de lune et d'ombre,

Sournois, têtus, compacts, mystérieux,

Le sol en est dément. Leur nombre ?

Feuilles des bois, grains de blés mûrs, grêles des cieux !

Ils sont pareils aux menaces qui passent

Et leur déroulement, pendant la nuit,

Est si lointain qu'ils semblent faire,

De lieue en lieue, une ceinture à la terre

Et, maille à maille, et, bruit à bruit,

Serrer en eux tout l'infini.

Oh ! Qu'ils me sont restés imprimés dans la chair

Les pas que j'entendais, par les soirs de Décembre

Et les routes de l'hiver clair,

Venir du bout du monde et traverser ma chambre !